Lettres

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CINQUIÈME PÉRIODE
AU NOVICIAT
LES ANNEES OBSCURES
(septembre 1890 février 1893)

LT 121 A soeur Marie-Joseph de la Croix.

J.M.J.T.

Jésus _ Monastère du Carmel 28 Septembre 90

J'ai été bien touchée de votre lettre, et je vous remercie des prières que vous avez faites pour moi. De mon côté je ne vous ai pas oubliée et j'ai recommandé au bon Dieu toutes vos intentions.
Me voici enfin toute à Jésus ; malgré mon indignité Il a bien voulu me prendre pour sa petite épouse. Maintenant il faut que je lui donne des preuves de mon amour et je compte sur vous, ma chère Soeur, pour m'aider à remercier Notre Seigneur.
Toutes les deux nous avons reçu de grandes [v°] grâces, et bientôt, je l'espère, le même lien nous unira pour toujours à Jésus.
J'ai eu le bonheur de recevoir la bénédiction du Saint Père pour le jour de ma Profession. Le religieux qui me l'a procurée m'écrivait combien les ennemis de l'Eglise sont nombreux, à Rome la lutte ne cesse pas un instant à l'égard de notre Saint Père le Pape. C'est désolant...
Comme il fait bon être religieuse pour prier et apaiser la justice du bon Dieu, oui la mission qui nous est confiée est bien belle et l'éternité ne sera pas assez longue pour remercier Notre Seigneur de la part qu'Il nous a donnée.
Ma chère Soeur, je recommande à vos prières mon Père chéri, si éprouvé par la croix et si admirable dans sa résignation. J'ose aussi me recommander aux prières de votre sainte communauté.
Veuillez croire, ma chère Soeur, à toute la religieuse affection de celle qui est si heureuse de se dire

Votre petite Soeur
Thérèse de l'Enfant Jésus
rel. carm. ind.

LT 122 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Le 14 Octobre 90

Je ne veux pas laisser partir la lettre de Marie sans y ajouter un petit mot pour toi. Notre Mère chérie me permet de venir faire mon oraison avec toi... Céline, n'est pas ce que nous faisons toujours ensemble ?...
Céline chérie, c'est toujours la même chose que j'ai à te dire. Ah ! prions pour les prêtres, chaque jour montre combien les amis de Jésus sont rares... Il me semble que c'est ce qui lui doit être le plus sensible que l'ingratitude, [1v°] surtout de voir les âmes qui lui sont consacrées donner à d'autres le coeur qui lui appartient d'une façon si absolue... Céline, faisons de notre coeur un petit parterre de délices où Jésus vienne se reposer... ne plantons que des Lys dans notre jardin, oui des Lys et ne souffrons pas d'autres fleurs, car les autres peuvent être cultivées par d'autres, mais des Lys, il n'y a que les vierges qui peuvent en donner à Jésus...
« La virginité est un silence profond de tous les soins de la terre », non pas seulement des soins inutiles mais de tous les soins... Pour être vierge il faut ne plus penser qu'à l'époux qui ne souffre rien autour de lui qui ne soit vierge « puisqu'il a voulu naître d'une mère vierge, avoir un précurseur vierge, un tuteur vierge, un favori vierge [2r°] et enfin un tombeau vierge ». Il veut aussi une petite épouse vierge, sa CÉLINE !...
Il est encore dit que « chacun aime naturellement sa terre natale, et comme la terre natale de Jésus est la vierge des vierges et que Jésus est né par sa volonté d'un Lys, il aime à se trouver dans des coeurs vierges ». Et ton voyage je semble l'oublier... non, mon coeur te suit là-bas, je comprends tout ce que tu éprouves... je comprends tout !... Tout passe, le voyage de Rome avec ses déchirements est passé... notre vie d'autrefois est passée... La mort passera aussi, et alors nous jouirons de la vie non pas pour des siècles, mais des millions d'années passeront [2v°] pour nous comme un jour et d'autres millions d'années leur succéderont, pleins de repos et de félicité... Céline...
Prie bien le Sacré Coeur, tu sais, moi je ne vois pas le Sacré Coeur comme tout le monde, je pense que le coeur de mon époux est à moi seule comme le mien est à lui seul et je lui parle alors dans la solitude de ce délicieux coeur à coeur en attendant de le contempler un jour face à face !...
N'oublie pas ta Thérèse là-bas, murmure seulement son nom et Jésus comprendra, tant de grâces sont attachées là-bas, surtout pour un coeur qui souffre... Je voudrais bien écrire à Léonie mais cela est impossible, je n'ai pas même le temps de me relire, dis-lui combien je pense à elle, etc., etc., je suis sûre [2v°tv] que le S.C. va lui accorder bien des grâces, etc., etc., dis-lui tout, tu comprends...

Ta Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 123 A Mme Guérin.

J.M.J.T.

Jésus _ Le 15 Octobre 1890.

J'ai été bien touchée de tout ce que vous m'avez envoyé pour ma fête, je ne sais comment vous remercier, ni par où commencer.
D'abord ma chère petite Tante, vous m'avez envoyé votre charmante Marie qui au nom de tous ceux que j'aime m'a souhaité ma fête.
[1v°] Les deux jolis pots de fleurs offerts par mes petites soeurs chéries Jeanne et Marie m'ont fait un grand plaisir ; ils sont placés auprès du petit Jésus et à chaque heure du jour réclament pour mes deux petites soeurs autant de grâces et de bénédictions que chaque bruyère contient de petites fleurs...
Enfin ma petite Tante chérie, vos délicieux gâteaux sont venus couronner la fête et remplir le coeur de votre petite Thérèse de reconnaissance pour vous qui me donnez toutes ces gâteries.
Je suis d'autant plus touchée que je sais, ma chère petite Tante, combien vous êtes souffrante et malgré [2r°] cela vous pensez encore à votre petite Thérèse. Mais si vous pensez à elle, elle pense aussi bien souvent à vous et ne cesse de prier le bon Dieu afin qu'il vous rende au centuple tout ce que vous faites pour nous. Je prie aussi beaucoup pour ma chère petite Jeanne, que le bon Dieu la rende heureuse autant qu'on peut l'être sur la terre. Je lui demande aussi de vous consoler du grand vide que doit faire le départ de cette soeur chérie. [2v°] Je n'oublie pas non plus mon cher Oncle, et je vous prie de l'embrasser bien fort pour moi.
Je vous quitte, ma chère petite Tante, ou plutôt je quitte la plume qui sait si mal remplir la mission que mon coeur lui confie. Pour lui, il ne s'éloigne pas un instant de vous.

Votre petite fille
Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 124 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Le 20 Octobre 90

Ta Thérèse vient te souhaiter ta fête !... Depuis longtemps elle y pense, aussi cette année elle ne sera pas la dernière. Céline, c'est peut-être la dernière fois que ta fête sera fêtée sur la terre !... peut-être !... quel doux espoir... l'année prochaine la petite [1v°] fleur Céline, ignorée sur la terre sera peut-être placée sur le coeur de l'agneau divin, mais les yeux ravis des anges contempleront alors au lieu d'une pauvre petite fleur sans beauté, un lys d'une blancheur éblouissante !... Céline, la vie est bien mystérieuse, nous ne savons rien... nous ne voyons rien... et pourtant Jésus a déjà découvert à nos âmes ce que l'oeil de l'homme n'a pas vu !... oui, notre coeur pressent ce que le coeur ne saurait comprendre puisque parfois nous sommes sans pensées pour exprimer un je ne sais quoi que nous sentons dans notre âme !...
[2r°] Céline, je t'envoie deux Céline pour ta fête, tu vas comprendre leur langage... une même tige les porte, un même soleil les a fait grandir ensemble, le même rayon les a fait s'épanouir, et sans doute le même jour les verra mourir !...
Les yeux des créatures ne songent pas à s'arrêter sur une petite fleur Céline et pourtant sa corolle blanche est pleine de mystère, elle porte dans son coeur un grand nombre d'autres fleurs, sans doute les enfants de son âme (les âmes), et puis son calice blanc est vermeil à l'intérieur, on le dirait empourpré de son sang !...
[2v°] Céline ! Le soleil et la pluie peuvent tomber sans la flétrir sur cette petite fleur ignorée ! personne ne songe à la cueillir !... mais aussi n'est-elle pas vierge ?... oui puisque Jésus seul l'a vue, puisque c'est lui qui l'a créée pour Lui seul !... oh ! alors elle est plus heureuse que la rose brillante qui n'est pas pour Jésus seul !...
Céline, je te souhaite ta fête d'une façon peu commune, on peut le dire, mais tu vas comprendre les paroles incohérentes de ta Thérèse !...
Céline, il me semble que le bon Dieu n'a pas besoin d'années pour faire son oeuvre d'amour dans une âme, un rayon de son coeur peut en un instant faire épanouir sa fleur pour l'éternité !...

Ta Thérèse de l'Enfant Jésus
et de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 125 A Mme Guérin.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 17 Nov. 90

Avec quel bonheur je viens vous souhaiter votre fête !... Depuis longtemps je pense à ce beau jour et je me réjouis de venir auprès de ma petite Tante chérie lui dire combien sa dernière, sa plus petite fille l'aime ; en tout elle veut bien être la dernière et la plus petite, mais dans l'affection et la tendresse jamais elle ne se [1v°] laissera dépasser par ses aînées... Et puis n'est-ce pas le droit d'un Benjamin d'aimer plus que les autres ?...
Que de souvenirs pour moi dans cette date du 19. Longtemps d'avance je m'en réjouissais, d'abord parce que ce jour était la fête de ma Tante chérie ; et puis aussi à cause des jolies gâteries dont j'étais comblée ce jour-là. Maintenant le temps s'est écoulé, les petits oiseaux ont grandi, puis ils ont ouvert leurs ailes et se sont envolés du nid si doux de leur enfance. Mais ma chère petite Tante, en grandissant, le coeur de votre petite fille a grandi aussi en tendresse pour vous, et c'est maintenant surtout [2r°] qu'il comprend tout ce qu'il vous doit... Pour payer ma dette je n'ai qu'un moyen, étant très pauvre et ayant pour époux un Roi puissant et très riche, je le charge de verser à profusion les trésors de son amour sur ma Tante chérie et de lui rendre ainsi toutes les bontés maternelles dont elle a su entourer mon enfance.
Ma chère Tante, je ne vous dis pas Adieu car je compte bien rester toute la journée auprès de vous et j'espère que vous allez deviner le coeur de votre petite fille

Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 126 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Le 3 Avril 1891

Ma chère petite Céline,

Nous avons vu cette après-midi Marguerite M., je n'ai pas le temps de te parler en détail de cette visite mais je ne puis te dire le bien qu'elle m'a fait à l'âme... Ah ! Céline, que nous sommes heureuses d'avoir été choisies par l'époux des vierges !... Marg. nous a confié des secrets intimes qu'elle ne dit à personne. Il faut bien prier [1v°] pour elle car elle est bien exposée... Elle dit qu'aucun livre ne lui fait du bien, j'ai pensé que les mystères de la vie future lui feraient du bien et affermiraient sa foi qui, hélas, est bien en danger !... Elle nous a dit qu'elle pouvait lire des livres sans que son mari le sache.
Il faudrait que tu lui donnes ce livre en lui disant que nous avons pensé qu'il l'intéresserait mais de le commencer seulement au 3e chapitre où il y a une petite image, car pour les trois premiers ils seraient sans intérêt pour elle, je crois qu'il vaudrait mieux [2r°] que tu aies l'air de ne pas connaître ce livre et de faire simplement la commission car elle serait gênée si elle savait que nous avons dit un seul mot de ses confidences. Nous aimerions mieux que Mme Maudelonde et ma tante ne sachent pas que nous prêtons ce livre à Marg. Enfin fais pour le mieux et dis-lui de le garder autant qu'elle voudra... Si tu ne peux le lui donner sans être vue, il faudrait peut-être mieux te tenir tranquille, enfin tâche au moins de lui en parler. Pour moi j'ai le plus [grand] désir [2v°] qu'elle lise un livre où elle trouvera certainement la réponse à bien des doutes !... Je crois que ce sera une oeuvre bien agréable au bon Dieu ; c'est à moi qu'il a donné cette idée mais tu sais que Th. ne peut rien sans Céline, il faut les deux pour faire un ouvrage complet, aussi est-ce à Céline d'achever ce que Th. a commencé !... Céline... si tu savais comme je t'aime, et comme mon amour pour toi est pur !...
Céline chérie, ta petite Th. reste toujours avec toi puisque tu es dans son coeur et la moitié de son coeur...

Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 127 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 26 Avril 91

Ma Céline chérie,

Pour la quatrième fois c'est de la solitude du Carmel que ta Thérèse vient te souhaiter ton anniversaire... Oh ! comme ces souhaits ressemblent peu à ceux du monde... Ce n'est point la santé, le bonheur, la fortune, la gloire, etc., que Thérèse désire pour sa Céline, oh non ! ce n'est pas tout cela !... Nos pensées à nous ne sont point sur la terre d'exil, notre coeur est là où est notre trésor, et notre trésor est là-haut dans la patrie où Jésus nous prépare une place auprès de lui. Je dis une place et non pas des places, car sans doute le même trône est réservé à celles qui sur la terre n'ont jamais été qu'une seule âme... Ensemble nous avons grandi, ensemble Jésus nous a instruites de ses secrets, secrets sublimes qu'il cache aux puissants et qu'il révèle aux petits, ensemble encore nous avons souffert à Rome, nos coeurs alors étaient étroitement unis, et la vie eût été sur la terre l'idéal du bonheur si Jésus n'était venu encore rendre nos liens plus étroits, oui en nous séparant il nous a unies d'une façon inconnue jusqu'alors à mon âme, car depuis ce moment je ne puis rien désirer pour moi seule mais seulement pour nous deux... Ah ! Céline !... Il y a trois ans nos âmes n'avaient pas encore été brisées, le bonheur était encore possible pour nous sur la terre, mais Jésus nous a envoyé un regard [v°] d'amour, un regard voilé de larmes, et ce regard est devenu pour nous un océan de souffrance, mais aussi un océan de grâces et d'amour. Il nous a pris celui que nous aimions avec tant de tendresse, d'une façon plus douloureuse encore qu'il ne nous avait enlevé notre mère chérie au printemps de notre vie, mais n'est-ce pas afin que nous puissions dire véritablement : « Notre Père qui êtes dans les Cieux. » Oh ! qu'elle est consolante cette parole, quel horizon infini elle ouvre à nos yeux... Céline, la terre étrangère n'a pour nous que des plantes sauvages et des épines, mais n'est-ce pas la part qu'elle a donnée à notre divin époux, oh ! qu'elle est belle aussi pour nous, cette part qui est la nôtre, et qui nous dira ce que l'éternité nous réserve ?... Céline chérie, toi qui me faisais tant de questions quand nous étions petites, je me demande comment il se fait que tu ne m'aies jamais fait celle-ci « Mais pourquoi le bon Dieu ne m'a-t-il pas créée un ange ? » Ah ! Céline, je vais te dire ce que je pense, si Jésus ne t'a pas créée un ange dans le Ciel, c'est qu'il veut que tu sois un ange de la terre, oui Jésus veut avoir ici-bas sa cour céleste comme là-haut ! Il veut des anges-martyrs, il veut des anges-apôtres, et il a créé une petite fleur ignorée qui se nomme Céline dans cette intention-là. Il veut que sa petite fleur lui sauve des âmes, il ne veut pour cela qu'une chose, que sa fleur le regarde en souffrant son martyre... Et c'est ce mystérieux regard échangé entre Jésus et sa petite fleur, qui fera des merveilles et donnera à Jésus une multitude d'autres fleurs (surtout un certain Lys fané et flétri, qu'il faudra changer en rose d'amour et de repentir !)
[r°tv] Céline chérie, ne m'en veux pas si je t'ai dit que là-haut nous aurions la même place, car vois-tu je pense qu'une pauvre petite pâquerette peut bien pousser dans la même terre qu'un beau lys éclatant de blancheur, ou encore une petite perle peut être enchâssée à côté d'un diamant et lui emprunter son éclat !...
Oh ! Céline, aimons Jésus à l'infini et de nos deux coeurs n'en faisons qu'un afin qu'il soit plus grand en amour !...
Céline, avec toi je ne finirais jamais, comprends tout ce que je voudrais te dire pour tes 22 ans !...
Ta petite soeur qui n'est qu'un avec toi...
(Sais-tu qu'à nous deux nous avons 40 ans maintenant, ce n'est pas étonnant que nous ayons déjà l'expérience de tant de choses, qu'en penses-tu ?)

Thérèse de l'Enfant Jésus, de la Ste Face
nov.carm.ind.

LT 128 A soeur Marie du Sacré-Coeur.

5 juillet 1891

Souvenir offert à ma Soeur chérie le jour de la
fête du précieux sang pour sa sortie du noviciat.

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 129 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ 8 Juillet 1891

Ton petit mot m'en a dit bien long à l'âme. Il a été pour moi comme un écho fidèle qui répète toutes mes pensées...
Notre Mère chérie est encore bien souffrante, c'est bien triste de voir ainsi souffrir ceux que l'on aime. Cependant ne te fais pas trop de peine, quoique Jésus ait bien envie de jouir au Ciel de la présence de notre Mère chérie, Il ne pourra nous refuser de nous laisser encore sur la terre celle dont la main maternelle sait si bien nous conduire et nous consoler dans l'exil de la vie... Oh ! qu'il est exil, l'exil de la terre surtout à ces heures où tout semble nous abandonner... Mais c'est alors qu'il est précieux, c'est alors que luisent les jours du salut, oui Céline chérie, il n'y a que la souffrance qui puisse enfanter des âmes à Jésus... Est-ce étonnant que nous soyons si bien servies, nous dont l'unique désir est de sauver une âme qui semble à jamais perdue... Les détails m'ont bien intéressée, tout en me faisant battre le coeur bien fort... Mais moi je vais t'en donner encore d'autres qui ne sont pas plus consolants. Le malheureux prodigue est allé à Coutances où [v°] il a recommencé les conférences de Caen. Il paraît qu'il compte ainsi parcourir la France... Céline... Et avec cela on ajoute qu'il est facile de voir que le remords le ronge, il parcourt les églises avec un grand crucifix et il semble faire de grandes adorations... Sa femme le suit partout. Céline chérie, il est bien coupable, plus coupable peut-être que ne l'a jamais été un pécheur qui se soit converti, mais Jésus ne peut-il pas faire une fois ce qu'Il n'a encore jamais fait ? Et si Il ne le désirait pas, aurait-Il mis dans le coeur de ses pauvres petites épouses un désir qu'il ne saurait réaliser ?... Non, il est certain qu'il désire plus que nous de ramener au bercail cette pauvre brebis égarée ; un jour viendra où il lui ouvrira les yeux et alors qui sait si la France ne sera pas parcourue par lui dans un tout autre but que celui qu'il se propose. Ne nous lassons pas de prier, la confiance fait des miracles et Jésus a dit à la Bienheureuse Marguerite Marie : « Une âme juste a tant de pouvoir sur mon coeur qu'elle peut en obtenir le pardon pour mille criminels. » Nul ne sait si il est juste ou pêcheur mais, Céline, Jésus nous fait la grâce de sentir au fond de notre coeur que nous aimerions mieux mourir que de l'offenser, et puis ce ne sont pas nos mérites, mais ceux de notre époux qui sont les nôtres que nous offrons à notre Père qui est dans les Cieux, afin que notre frère, un fils de la Ste Vierge, revienne vaincu se jeter sous le manteau de la plus miséricordieuse des Mères...
[v°tv] Céline chérie, je suis obligée de finir, devine le reste, il en reste des volumes à deviner !
Embrasse pour moi tout le monde et tout ce que tu voudras leur dire de ma part je le pense !...

Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 130 À Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 23 Juillet 91

C'est encore moi qui suis chargée de te répondre.., Mère Geneviève a été bien touchée de ta lettre et elle a bien prié pour sa petite Céline ; quelle grâce d'avoir les prières d'une telle sainte et d'être aimée d'elle !... La fête d'hier était ravissante, c'était vraiment un avant-goût du Ciel... Tous les cadeaux nous ont fait grand plaisir, le poisson, les cerises, les gâteaux, remercie bien ma tante et dis-lui tout ce que tu voudras de plus gentil...
Céline chérie, tes deux lettres en ont dit [1v°] bien long à mon âme, elles ont fait couler mes larmes...
L'avoué m'a bien fait rire, il faut avouer qu'il n'est pas gêné de venir chercher la fiancée du Roi du Ciel, mais le pauvre homme, il n'a pas vu sans doute « Le signe que l'époux a posé sur ton front », signe mystérieux que Jésus seul contemple, et aussi les anges qui forment sa royale cour... Céline, pourquoi ce privilège extraordinaire, pourquoi ?... Ah ! quelle grâce d'être vierge, d'être l'épouse de Jésus, il faut que ce soit bien beau, bien sublime puisque la plus pure, la plus intelligente de toutes les créatures a préféré de rester vierge plutôt que de devenir Mère d'un Dieu... Et c'est cette grâce que Jésus nous accorde. [2r°] Il veut que nous soyons ses épouses et ensuite il nous promet encore d'être sa Mère et ses soeurs, car il le dit dans son évangile : « Celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là est ma Mère, mes frères et mes soeurs. » Oui, celui qui aime Jésus est toute sa famille. Il trouve dans ce coeur unique qui n'a pas son semblable, tout ce qu'il désire. Il y trouve son Ciel.
Céline chérie, restons toujours les lys de Jésus, la grâce que je lui demande c'est qu'il les retire de ce monde avant que le vent pernicieux de la terre ait fait se détacher une seule des poussières de leurs étamines, poussière qui pourrait jaunir un peu l'éclat et la blancheur du lys. Il faut que Jésus puisse trouver dans ses lys tout ce qu'il [2v°] désire y trouver, la pureté qui ne cherche que Lui ; ne se repose qu'en Lui...
Hélas ! il n'est rien de si facile à ternir que le Lys... eh bien ! moi je dis que si Jésus a dit de Madeleine que celui-là aime plus à qui on a remis davantage, on peut le dire avec encore plus de raison, lorsque Jésus a remis d'avance les péchés  !... Céline, comprends-tu ?... Et puis, quand les larmes de Jésus sont le sourire d'une âme, qu'a-t-elle à craindre ? Je pense que ces perles mystérieuses ont le pouvoir de blanchir les Lys, de leur conserver leur éclat... Céline chérie, la figure de ce monde passe, les ombres déclinent, bientôt nous serons dans notre terre natale, bientôt les joies de notre enfance, les soirées du Dimanche, les causeries intimes... tout cela nous sera rendu pour toujours et avec usure, Jésus nous rendra les joies dont [2v°tv] il nous a privées un instant !... Alors de la tête rayonnante de notre Père chéri nous verrons sortir des flots de lumière et chacun de ses cheveux blancs sera comme un soleil qui nous comblera de joie et de bonheur !... La vie est donc un songe ?... et dire qu'avec ce songe nous pouvons sauver les âmes !... Ah ! Céline, n'oublions pas les âmes mais oublions-nous pour elles, et un jour Jésus dira en nous regardant : « Qu'elle est belle la chaste génération des âmes vierges ! »
[1r°tv] J'embrasse bien fort ma petite Marie, Léonie et tout le monde, pour toi Céline, tu sais où est ta place dans mon coeur !...

Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 131 A Mme La Neele (Jeanne Guérin).

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel 17 Octobre 91

Ma chère petite Jeanne,

Je ne sais comment te remercier de ta délicate attention.
J'ai été bien touchée de voir que le nom de Francis accompagnait celui de Jeanne pour me fêter, aussi est-ce à tous les deux que j'envoie mes remerciements.
C'est mon divin époux que je charge de payer ma dette puisque [1v°] je suis pauvre à cause de Lui, il est bien juste qu'Il ne refuse pas ce que je lui demande pour ceux que j'aime.
Je t'assure, ma chère Jeanne, que si tu n'oublies pas la plus petite de tes soeurs, elle aussi pense bien souvent à toi, et tu sais que pour une carmélite se souvenir et surtout aimer c'est prier. Mes pauvres prières sans doute ne valent pas bien cher mais j'espère cependant que Jésus les exaucera et qu'au lieu de regarder celle qui les lui adresse Il arrêtera ses regards sur ceux qui en sont l'objet, et ainsi [2r°] Il sera obligé de m'accorder toutes mes demandes. J'espère que bientôt le bon Dieu enverra un petit Isidore aussi parfait que son Papa ou bien une petite Jeanne ressemblant exactement à sa Maman... Je demande aussi que la pharmacie soit enfin vendue, je voudrais que rien ne manquât au bonheur parfait de ma chère petite soeur et à celui de mon bon cousin. Mais sur la terre il y aura toujours quelque petit nuage puisque la vie ne peut se passer sans cela et qu'au Ciel seulement la joie sera parfaite, mais je désire que le bon Dieu épargne [2r°] autant que possible à ceux que j'aime les souffrances inévitables dans la vie, quitte à prendre pour moi s'il le faut les épreuves qu'Il leur réserve.
Sr Marie du Sacré Coeur me charge de te remercier beaucoup pour ce que tu as envoyé pour le vide-poche, c'est vraiment trop aimable de ta part d'autant plus que Notre Mère était heureuse de pouvoir t'offrir ce petit travail. Il ne me reste plus que la place de te dire de nouveau merci pour moi et pour mes soeurs et de t'envoyer ainsi qu'à notre cher cousin l'assurance de l'affection de la dernière de tes soeurs qui n'est pas la plus petite dans la tendresse qu'elle a pour toi...

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 132 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 20 Octobre 1891

Voilà la quatrième fois que je viens te souhaiter ta fête depuis que je suis au Carmel...
Il me semble que ces quatre années ont encore resserré les liens qui nous unissaient si étroitement. Plus nous avançons dans la vie plus nous aimons Jésus, et comme c'est en Lui que nous nous chérissons voilà pourquoi notre affection devient si forte, que c'est plutôt L'unité que l'union qui existe entre nos deux âmes !... Céline, que faut-il que je te dise, ne sais-tu pas tout ?... Oui mais je veux te dire pourquoi les Célines ont fleuri plus tôt cette année. Jésus me l'a fait sentir ce matin pour ta fête. Tu as sans doute remarqué que jamais l'hiver n'avait été si rigoureux que l'année dernière, par conséquent toutes les fleurs ont été retardées dans leur épanouissement, c'était tout naturel et personne n'a songé à s'en étonner. Mais il y a une petite fleur mystérieuse que Jésus s'est réservée pour instruire nos âmes. Cette fleur c'est la fleur Céline... contrairement aux autres elle s'est épanouie un mois avant l'époque de sa floraison... Céline, comprends-tu le langage de ma petite fleur chérie... la fleur de mon enfance... la fleur des souvenirs ?!!!... Les frimas, la rigueur de l'hiver au lieu de la [v°] retarder l'ont fait pousser et fleurir... Personne n'y a fait attention, cette fleur est si petite, si peu brillante... seules les abeilles connaissent les trésors que renferme son mystérieux calice, composé d'une multitude de petits calices aussi riches les uns que les autres... Thérèse comme les abeilles a compris ce mystère. L'hiver c'est la souffrance, la souffrance incomprise, méconnue, regardée comme inutile par les yeux profanes, mais féconde et puissante aux regards de Jésus et des Anges qui comme des abeilles vigilantes savent recueillir le miel contenu dans les mystérieux et multiples calices qui figurent les âmes ou plutôt les enfants de la virginale petite fleur... Céline, il me faudrait des volumes pour écrire tout ce que je pense sur ma petite fleur... pour moi elle est si bien l'image de ton âme, oui Jésus a fait passer les frimas sur elle au lieu du chaud soleil de ses consolations mais l'effet attendu par Lui s'est produit ; la petite plante a grandi et a fleuri presque tout d'un coup... Céline, quand une fleur est épanouie il ne reste qu'à la cueillir mais quand et comment Jésus cueillera-t-Il sa petite fleur ?... Peut-être la couleur rosée de sa corolle indique-t-elle que ce sera par le martyre !... oui je sens mes désirs renaître, peut-être Jésus voudra-t-il bien, après nous avoir demandé pour ainsi dire Amour pour amour, nous demander encore sang pour sang et vie pour vie... En attendant il faut laisser les abeilles puiser tout le miel des petits calices, ne rien garder, tout donner à Jésus et puis ensuite nous dirons, comme la fleur au soir de notre vie, « Le soir voici le soir ». Alors ce sera fini... Et aux frimas succéderont les doux [v°tv] rayons du Soleil, aux larmes de Jésus les sourires éternels...
Ah ! ne refusons pas de pleurer avec lui pendant un jour puisque nous jouirons de sa gloire pendant une éternité !...
Petite fleur chérie, comprends-tu ta Thérèse !...

LT 133 A Mme Guérin.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 16 Novembre 91

Il est bien doux pour votre plus petite fille de venir avec ses aînées vous souhaiter votre fête.
Chaque année je vois avec bonheur revenir la date du 19 Novembre et si elle est pour moi remplie de doux souvenirs elle est aussi riche d'espérance pour l'avenir...
Plus j'avance dans la vie et plus je goûte combien est douce la fête d'une Mère. Hélas ! dès mon enfance le bon Dieu avait semblé me ravir pour toujours une joie que jamais je n'avais expérimentée, [1v°] mais du haut du Ciel celle qui ne pouvait me prodiguer ses caresses inspira à un coeur maternel qui lui était bien cher la tendresse d'une Mère pour sa pauvre petite enfant, et depuis lors elle aussi a pu sentir les douces joies que l'on goûte en fêtant une Mère chérie !...
Ma chère petite Tante, depuis qu'elle est sur la montagne du Carmel, votre petite Thérèse sent encore mieux s'il est possible l'affection qu'elle vous porte, plus elle apprend à aimer Jésus et plus aussi sa tendresse devient grande pour ses parents chéris.
Le petit présent que notre bonne Mère a été heureuse de faire travailler pour votre fête, vous dira mieux que moi, ma chère Tante, ce que je suis impuissante à [2r°] vous dire. Mon coeur est rempli d'émotion en voyant ces pauvres cheveux qui sans doute n'ont d'autre valeur que le travail délicat et la grâce de leur arrangement, mais qui cependant étaient aimés de celui que le bon Dieu nous a ravi... Chère petite Tante, comprenez-vous ? Je suis heureuse en voyant que c'est à celle qui après ce Père chéri m'est la plus chère en cette vie que sont offerts ces cheveux qu'il aurait reçus avec tant de plaisir.
Ma chère petite Tante, cette lettre ne ressemble guère à une lettre de fête où l'on ne doit parler que de joie et de bonheur. Mais moi, je ne sais parler qu'avec mon coeur, c'est lui seul qui guide ma plume et je suis bien sûre que le [2v°] coeur maternel auquel je m'adresse saura me comprendre et même deviner ce que je ne sais exprimer...
Ma Tante chérie, je suis obligée de terminer ma lettre mais avant, je veux vous envoyer tous mes baisers et je vous prie de dire à vos petites filles que ce sont elles que je charge de vous les donner pour moi, je suis sûre qu'elles seront charmées de la mission que je leur confie et qu'elles vont parfaitement s'en acquitter...
Votre petite fille vous envoie de nouveau tous ses voeux et vous prie, ma chère petite Tante, de croire à toute la tendresse de son coeur d'enfant...

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 134 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ 26 Avril 1892

La prairie du Carmel me fournit cette année un présent symbolique que je suis heureuse de t'offrir pour tes 23 ans... Un jour au milieu de l'herbette toute blanchie par les simples pâquerettes, il me sembla en voir une à la tige élancée qui les surpassait en beauté ; m'étant approchée je vis avec surprise qu'au lieu d'une pâquerette il y en avait deux bien distinctes. Deux tiges si étroitement unies me firent aussitôt penser aux mystères de nos âmes... J'ai compris que si dans l'ordre de la nature Jésus se plaît à semer sous nos pas des merveilles aussi ravissantes, ce n'est que pour nous aider à deviner des mystères plus cachés et d'un ordre supérieur qu'il opère parfois dans les âmes... Céline, je sens que déjà tu as compris ta Thérèse, déjà ton coeur a deviné ce qui se passe dans cet autre coeur auquel le tien est si étroitement uni que la sève qui les nourrit est la même !... Cependant je veux te parler de quelques-uns des mystères cachés dans ma fleurette. Jésus a créé pour réjouir notre vue et instruire nos âmes une multitude de petites pâquerettes. Je vois avec étonnement que le matin leurs corolles rosées sont tournées du côté de l'aurore, elles attendent le lever du Soleil ; aussitôt que cet astre radieux a envoyé vers elles un de ses chauds rayons les timides fleurettes entrouvrent leurs calices et leurs feuilles mignonnes forment comme une couronne qui, laissant découverts leurs petits coeurs jaunes, donne aussitôt à ces fleurs une grande ressemblance avec celui qui les a frappées de sa lumière. Pendant toute la journée les pâquerettes ne cessent de fixer le Soleil et tournent comme lui jusqu'au soir, puis quand [v°] il a disparu, bien vite elles referment leurs corolles et de blanches elles redeviennent rosées... Jésus est le divin Soleil et les pâquerettes sont ses épouses, les vierges. Quand Jésus a regardé une âme, aussitôt il lui donne sa divine ressemblance, mais il faut que cette âme ne cesse de fixer sur Lui seul ses regards. Pour développer les mystères des pâquerettes il me faudrait écrire un volume, mais ma Céline comprend tout, aussi je veux maintenant lui parler des fantaisies de Jésus... Dans sa prairie Jésus a beaucoup de pâquerettes mais elles sont séparées et reçoivent chacune à part les rayons du Soleil. Un jour l'époux des vierges s'est baissé vers la terre ; il a uni étroitement deux petits boutons à peine éclos ; leurs tiges se sont fondues en une seule et un seul regard les a fait grandir ; ensemble ces fleurettes devenues une fleur unique se sont épanouies, et maintenant la double pâquerette fixant son regard vers son divin Soleil accomplit sa mission qui est unique... Céline, toi seule peux comprendre mon langage ; aux regards des créatures notre vie semble bien différente, bien séparée, mais moi je sais que Jésus a uni nos coeurs d'une façon si merveilleuse que ce qui fait battre l'un fait aussi tressaillir l'autre... « Où est votre trésor là est votre coeur. » Notre trésor c'est Jésus, et nos coeurs ne font qu'un en Lui. Le même regard a ravi nos âmes, regard voilé de larmes, que la double pâquerette a résolu d'essuyer ; son humble et blanche corolle sera le calice où les diamants précieux seront recueillis pour être ensuite versés sur d'autres fleurs qui moins privilégiées n'auront pas fixé sur Jésus les premiers regards de leurs coeurs... Peut-être au soir de sa vie la pâquerette présentera-t-elle à l'époux divin sa corolle devenue rosée...
Adieu Céline chérie, la petite fleur que je t'envoie est une relique car elle a reposé entre les mains de notre Sainte Mère Geneviève, et elle a béni Céline et Thérèse..

Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face
rel.carm.ind.

LT 135 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Le 15 Août 1892

Ma Céline chérie,

Je ne puis laisser partir la lettre sans y joindre un petit mot. Pour cela je suis obligée de dérober quelques instants à Jésus mais il ne m'en veut pas car c'est de Lui que nous parlons ensemble, sans Lui nul discours n'a de charme pour nos coeurs... Céline, les vastes solitudes, les horizons enchanteurs qui s'ouvrent devant toi : doivent t'en dire bien long à l'âme ? Moi je ne vois pas tout cela, mais je dis avec St Jean de la Croix : « J'ai en mon bien aimé les montagnes, les vallées solitaires et boisées, etc. »... Et ce bien aimé instruit mon âme, Il lui parle dans le silence, dans les ténèbres... Dernièrement il m'est venu [1v°] une pensée que j'ai besoin de dire à ma Céline. C'est un jour que je pensais à ce que je pouvais faire pour sauver les âmes, une parole de l'évangile m'a montré une vive lumière. Autrefois Jésus disait à ses disciples en leur montrant les champs de blés mûrs : « Levez les yeux et voyez comme les campagnes sont déjà assez blanches pour être moissonnées », et un peu plus tard : « A la vérité la moisson est abondante mais le nombre des ouvriers est petit ; demandez donc au maître de la moisson qu'Il envoie des ouvriers. » Quel mystère !... Jésus n'est-Il pas tout-puissant ? les créatures ne sont-elles pas à celui qui les a faites ? Pourquoi Jésus dit-Il donc « Demandez au maître de la moisson qu'Il envoie des ouvriers » ? Pourquoi ?... Ah ! c'est que Jésus a pour nous un amour si incompréhensible qu'Il veut que nous ayons [2r°] part avec lui au salut des âmes. Il ne veut rien faire sans nous. Le créateur de l'univers attend la prière d'une pauvre petite âme pour sauver les autres âmes rachetées comme elle au prix de tout son sang. Notre vocation à nous ce n'est pas d'aller moissonner dans les champs de blés mûrs. Jésus ne nous dit pas « Baissez les yeux, regardez les campagnes et allez les moissonner. » Notre mission est encore plus sublime. Voici les paroles de notre Jésus : « Levez les yeux et voyez. » Voyez comme dans mon Ciel il y a des places vides, c'est à vous de les remplir, vous êtes mes Moïse priant sur la montagne, demandez-moi des ouvriers et j'en enverrai, je n'attends qu'une prière, un soupir de votre coeur !...
L'apostolat de la prière n'est-il pas [2v°] pour ainsi dire plus élevé que celui de la parole ? Notre mission comme Carmélites est de former des ouvriers évangéliques qui sauveront des milliers d'âmes dont nous serons les mères... Céline, si ce n'était pas les paroles mêmes de notre Jésus, qui oserait y croire ?... Je trouve que notre part est bien belle, qu'avons-nous à envier aux prêtres ?... Que je voudrais pouvoir te dire tout ce que je pense mais le temps me manque, comprends tout ce que je ne puis t'écrire !...

______________

Le jour de la fête de Jeanne souhaite-la-lui pour nous avec un petit bouquet, la règle ne nous permet pas de le faire mais dis-lui que nous penserons encore davantage à elle. Embrasse tout le monde pour moi et dis-leur tout ce que tu pourras trouver de plus gentil. Si tu trouvais de la bruyère, cela me ferait plaisir.

Ta petite Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 136 A Marie Guérin.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 16 Octobre 92.

Puisque c'est toi qui as été chargée de me présenter les voeux de bonne fête de la part de toute la famille, je pense que c'est à toi que je dois confier la mission de remercier d'abord ma chère Tante. Premièrement pour sa petite lettre et le gros paquet de chocolat qui a bien réjoui notre petite provisoire. Ensuite [1v°] la délicieuse crème au café et puis surtout la chère et aimable petite lettre de sa garde malade laquelle, je n'en doute pas, va bientôt rendre la santé à ma petite Tante chérie. Je prie aussi le petit Docteur de la rue de l'Oratoire d'offrir mes remerciements au Grand Docteur et à sa chère petite Jeanne qui malgré sa convalescence a pensé à ma fête, ce qui m'a bien touchée...
La petite rechute qui, heureusement, n'a pas eu de suite pour la santé de Jeanne m'a donné une pensée que je vais confier à mon cher petit Docteur. Il me semble que [2r°] la bonne Sainte Anne trouvait que maintenant elle était un peu oubliée, aussi s'est-elle empressée de faire penser à elle ! Je t'assure que désormais son souvenir m'est toujours présent. Quand je suis par la pensée auprès de ma chère petite soeur de Caen, aussitôt la bonne Sainte Anne me revient en mémoire et je lui confie celle que j'aime.
Je vois avec plaisir, ma chère petite Marie, que l'air de la ville de Caen ne te porte pas à la mélancolie, ta gaîté, je n'en doute pas (encore plus que ta science de Docteur), va bien vite rétablir [2v°] nos deux chères malades.
Les bouchées à la reine faites par un pâtissier aussi distingué que toi me semblent un plat bien délicat pour des carmélites, mais ne pourrais-tu pas prouver ton talent en faisant des pâtés si légers que Jeanne puisse non seulement les dévorer des yeux mais encore les manger sans en éprouver aucun mal...
Je termine, mon cher petit Docteur, en te priant d'excuser ma vilaine écriture. Embrasse bien fort pour moi toute la famille et remercie de toutes les gâteries qui m'ont été envoyées en si grande abondance que je crains d'en avoir oublié.
Dis à ma chère Tante que je la prie de déposer un gros baiser de ma part sur tes petites joues et crois à la tendresse de ta petite Soeur

Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 137 A Céline.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel 19 Octobre 1892

Autrefois, aux jours de notre enfance nous nous réjouissions de notre fête à cause des petits cadeaux que nous échangions mutuellement. Le moindre objet avait alors à nos yeux une valeur sans égale... Bientôt la scène a changé, les ailes ayant poussé au plus jeune des oiseaux il s'est envolé loin du doux nid de son enfance, alors toutes les illusions se sont évanouies ! L'Eté avait succédé au printemps, aux rêves de la jeunesse la réalité de la vie...
Céline, n'est-ce pas à ce moment décisif que les liens qui enchaînaient nos coeurs se sont resserrés ? Oui la séparation nous a unies d'une manière que le langage ne peut exprimer. Notre tendresse d'enfant s'est changée en union de sentiments, unité d'âmes et de pensées. Qui donc a pu accomplir cette merveille ?... Ah ! c'est celui qui avait ravi nos coeurs. « Ce bien-aimé choisi entre mille, dont l'odeur seule de ses parfums suffit pour entraîner à sa suite. - En suivant ses traces les jeunes filles parcourent légèrement le chemin. » (Cant. des Cant.)
[1v°] Jésus nous a attirées ensemble quoique par des voies différentes, ensemble Il nous a élevées au-dessus de toutes les choses fragiles de ce monde dont la figure passe, Il a mis pour ainsi dire toutes choses sous nos pieds. Comme Zachée nous sommes montées sur un arbre pour voir Jésus... Alors nous pouvions dire avec St Jean de la Croix « Tout est à moi, tout est pour moi, la terre est à moi, les cieux à moi, Dieu est à moi et la Mère de mon Dieu est à moi. » A propos de la Vierge il faut que je te confie une de mes simplicités avec elle, parfois je me surprends à lui dire : « Mais ma bonne Ste Vierge, je trouve que je suis plus heureuse que vous, car je vous ai pour Mère, et vous, vous n'avez pas de Ste Vierge à aimer... Il est vrai que vous êtes la Mère de Jésus mais ce Jésus vous nous l'avez donné tout entier... et Lui sur la croix il vous a donnée à nous pour Mère. Ainsi nous sommes plus riches que vous puisque nous possédons Jésus et que vous êtes à nous aussi. Autrefois dans votre humilité vous souhaitiez d'être un jour la petite servante de l'heureuse Vierge qui aurait l'honneur d'être la Mère de Dieu, et voilà que moi, pauvre petite créature, je suis non pas votre servante, mais votre enfant, vous êtes [2r°] la Mère de Jésus et vous êtes ma Mère. » Sans doute la Vierge doit rire de ma naïveté et cependant ce que je lui dis est bien vrai !... Céline, quel mystère que notre grandeur en Jésus... Voilà tout ce que Jésus nous a montré en nous faisant monter sur l'arbre symbolique dont je te parlais tout à l'heure. Et maintenant quelle science va-t-Il nous enseigner ? Ne nous a-t-Il pas tout appris ?... Ecoutons ce qu'Il nous dit : « Hâtez-vous de descendre, il faut que je loge aujourd'hui chez vous. » Eh quoi ! Jésus nous dit de descendre... Où donc faut-il descendre ? Céline, tu le sais mieux que moi, cependant laisse-moi te dire où nous devons maintenant suivre Jésus. Autrefois les Juifs demandaient à notre divin Sauveur : « Maître, où logez-vous ? » et Il leur répondit : « Les renards ont leur tanière, les oiseaux du Ciel leurs nids et moi je n'ai pas où reposer la tête. » Voilà où nous devons descendre afin de pouvoir servir de demeure à Jésus. Etre si pauvre que nous n'ayons pas où reposer la tête. Voilà, ma Céline chérie, ce que Jésus a fait dans mon âme pendant ma retraite... Tu comprends qu'il s'agit de l'intérieur. D'ailleurs l'extérieur n'a-t-il pas [2v°] déjà été réduit à rien, par l'épreuve si douloureuse de Caen ?... En notre Père chéri, Jésus nous a atteintes dans la partie extérieure la plus sensible de notre coeur, maintenant laissons-le faire, Il saura achever son oeuvre dans nos âmes... Ce que Jésus désire c'est que nous le recevions dans nos coeurs, sans doute ils sont déjà vides des créatures, mais hélas ! je sens que le mien n'est pas tout à fait vide de moi et c'est pour cela que Jésus me dit de descendre... Lui, le Roi des rois, Il s'est humilié de telle sorte que son visage était caché et que personne ne le reconnaissait... et moi aussi je veux cacher mon visage, je veux que mon bien-aimé seul puisse le voir, qu'Il soit le seul à compter mes larmes... que dans mon coeur au moins Il puisse reposer sa tête chérie et sente que là Il est connu et compris !...
Céline, je ne puis te dire ce que je voudrais, mon âme est impuissante... Ah ! Si je pouvais !... Mais non, cela n'est pas en mon pouvoir... - pourquoi m'en désoler, ne penses-tu pas toujours ce que je pense ?... Ainsi tout ce que je ne te dis pas tu le devines. Jésus le fait sentir à ton coeur. N'y a-t-Il pas d'ailleurs établi sa demeure pour se consoler des crimes des pêcheurs ? Oui, c'est là dans la retraite intime de l'âme qu'Il nous instruit ensemble, et un jour il nous montrera le [1r°tv] jour qui n'aura plus de couchant...
Bonne fête ! qu'il sera doux un jour à ta Thérèse de te la fêter au Ciel !...

LT 138 A Mme Guérin.

J.M.J.T.

Jésus _ Au Carmel le 17 Novembre 1892

La plus petite de vos filles se sent impuissante à vous redire sa tendresse et tous les voeux qu'elle forme pour vous. Mais le coeur d'une mère devine aisément ce qui se passe dans l'âme de son enfant, aussi, chère petite Tante, ne vais-je pas essayer de traduire des sentiments que vous connaissez depuis longtemps.
[1v°] Cette année le bon Dieu a rempli mon coeur d'une bien douce consolation en rappelant de son exil mon cher petit Père . En repassant dans mon esprit les années douloureuses qui viennent de s'écouler, mon âme déborde de reconnaissance. Je ne puis regretter des peines qui sont passées et qui ont achevé et embelli la couronne que Dieu se dispose à placer bientôt sur le front vénérable de celui qui l'a tant aimé et servi si fidèlement...
Et puis ces peines m'ont appris à connaître mieux les trésors de tendresse cachés dans le coeur des parents chéris que le bon Dieu m'a donnés...[2r°] « Le plus beau chef-d'oeuvre du coeur de Dieu, c'est le coeur d'une Mère. » Je sens combien est vraie cette parole et je remercie le Seigneur de m'en avoir fait faire la douce expérience.
Chère petite Tante, je vous assure que si vous avez pour nous un coeur maternel, votre petite fille en a un qui est bien filial, aussi elle demande à Jésus de vous combler de toutes les faveurs qu'un coeur d'enfant peut rêver pour sa Mère chérie. Souvent le silence seul est capable d'exprimer ma prière, mais l'hôte divin du tabernacle comprend tout ; même le silence d'une âme d'enfant [2v°] qui est remplie de reconnaissance !... Si je ne suis pas présente le jour de la fête de ma Tante chérie, mon coeur sera bien prés d'elle et personne plus que moi ne la comblera de tendresse.
Je vous prie, ma chère Tante, d'embrasser pour moi mon bon Oncle et mes petites soeurs chéries.
Je vous quitte, ma Tante chérie, en vous restant bien unie comme une fille l'est à sa Mère.
Votre enfant qui vous aime

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

LT 139 A M. et Mme Guérin.

Jésus _ Au Carmel le 30 Décembre 92

Il est bien doux à votre petit Benjamin de venir vous offrir ses voeux pour la nouvelle année qui va commencer.
Je ne vais pas essayer de dire ici tous les souhaits que je forme pour mes parents chéris, ce serait trop long et puis le coeur a souvent des aspirations que la parole est impuissante à traduire. Il est [1v°] des désirs que le bon Dieu seul peut comprendre ou plutôt deviner. C'est donc à Lui que je veux confier les voeux que mon coeur forme pour ceux qui me sont si chers.
Souvent, quand je suis aux pieds de Notre Seigneur, je sens mon âme déborder de reconnaissance en pensant à la grâce qu'Il m'a faite en me donnant des parents comme ceux que j'ai le bonheur de posséder.
Je n'oublie pas que le deux Janvier est l'anniversaire de la [2r°] naissance de mon cher Oncle. Je suis fière d'être née le même jour que lui et j'espère qu'il n'oubliera pas de prier pour sa petite Thérèse qui va bientôt être une vieille fille de vingt ans. Comme le temps passe !... Il me semble que c'était hier que mon bon Oncle me faisait sauter sur ses genoux en chantant la romance de Barbe-Bleue avec des yeux terribles qui me faisaient presque mourir de peur... Le petit air de Mirlitir était plus à mon goût... Le souvenir de cette chanson suffit pour me faire encore rire.
[2v°] Vous voyez, mon cher Oncle et ma Tante, que le poids des années n'enlève pas encore la mémoire à votre petite fille, au contraire elle est à un âge où les souvenirs de la jeunesse ont un charme particulier...
Je vous prie, mes chers Parents, d'offrir tous mes voeux à ceux que j'aime, je ne nomme personne car le reste de mon papier n'y suffirait pas, mais dans mon coeur tous les noms sont inscrits et y tiennent une grande place.
Votre vieille Nièce, qui vous aime de tout son coeur

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus
rel.carm.ind.

© Éditions du Cerf
10 janvier 1999

Editions du Cerf

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