LA VIGNE VIERGE
Quand vient l'automne, le feuillage de la vigne vierge brille dans les jardins et dans les parcs ; pareil à une chevelure sanglante et éparse, il descend le long des grands arbres. La vigne vierge a des feuilles rouges au temps des vendanges, lorsque sur le vrai cep mûrissent les raisins rouges.
On dit que la vigne vierge était une fois une branche jeune et vigoureuse d'un noble cep qui croissait sur des échalas, le long d'un mur tourné au Sud. Des oiseaux avaient leurs nids sous les larges feuilles, le soleil pénétrait de sa chaleur les jeunes baies et leur donnait leur nectar ; dans les nuits éclairées par la lune une douce rosée rafraîchissait les grappes, et lorsque venait le matin elles pendaient claires et brillantes.
Mais la vigne vierge n'était pas contente de la vie qui, dès l'origine du monde, était celle de tous les ceps. Ses jeunes vrilles grimpèrent le long des échalas et dépassèrent le mur ; elle poussa des tiges si longues qu'elle ne put porter ni fleurs ni fruits. La plante ' révoltée ne s'en souciait "pas d'ailleurs ; elle voulait elle-même jouir de sa vie, expliquait-elle, elle ne voulait pas se sacrifier pour les autres, faire des efforts et combattre pour que les hommes puissent avoir autant et, de si bons raisins que possible.
Qui a dit, demandait la vigne sauvage, que je sois destinée à servir l'homme ? De quel droit s'appelle-t-il le maître de la terre et exige-t-il les produits des champs ? Je ne veux pas servir l'homme, je ne veux pas porter de raisins pour lui, je veux me bercer tout en haut du mur, bien loin de l'esclavage des échalas-; je ne veux pas me laisser attacher et tailler par des mains tyranniques, mais je veux croître libre et vivre à ma guise sous le ciel libre de Dieu.
Tout en monologuant ainsi, la vigne vierge arriva, petit à petit, à se détacher de la tige maternelle. Un beau jour, on la vit traverser le dessus du mur ; bientôt elle jeta des racines dans les fentes du toit et dans les fissures de l'autre côté du mur. Le vieux cep, lui, continua sa vie habituelle, et petit à petit la jeune fugitive fut tout à fait oubliée.
Depuis, la vigne vierge s'est répandue partout. Elle pousse rapidement, donne beaucoup de tiges et beaucoup de feuillage, mais elle ne peut pas porter de raisins.
Et en automne, lorsque le temps béni des vendanges est arrivé, lorsque l'on cueille les grappes dorées et bleuâtres, que de grandes corbeilles se remplissent du noble raisin, on voit alors la vigne vierge, comme mue par l'émulation, flamboyer avec ses feuilles pourpres.
Avec sa splendeur expirante elle réjouit l'homme qu'elle ne voulait pas désaltérer avec ses raisins. Et sa stérile beauté apprend aux humains que quiconque se détache du cep de la vigne ne peut porter de fruit.
Ioannès IORGENSEN