La grande Moucherolle vu de la plaine de Lans, Vercors, Isére, France

 

LE GRAIN DE FROMENT

 

 

C'était un jour d'automne triste et froid. Dans toutes les haies on apercevait les fruits rouges de l'églantier et du sorbier, et sur chaque feuille, le brouillard avait laissé une petite perle ; partout il n'y avait qu'herbe fanée et feuilles jaunies. Le long des chemins boueux passait de temps en temps un chariot solitaire, dont le conducteur avait un gros cache-nez de laine autour du cou et de temps en temps agitait ses bras pour aviver la circulation du sang et se réchauffer un peu. C'était vraiment un jour triste : les hommes qu'on appelle des poètes se promenaient et se réjouissaient de voir comme tout était triste : ils mettaient cette tristesse en vers et la vendaient à des journaux illustrés.

 

Mais, ce même jour, un homme était sorti pour semer. Avec son sac jeté sur son bras gauche, il s'avançait, lentement et de la main droite il épandait 'le grain dans `le sillon tracé par la charrue. Le champ était vaste ; il s'allongeait noir devant lui, sillonné de raies égales qui couraient tout du long l'une à côté de l'autre. Au loin il semblait 'que le champ se rétrécissait, mais il n'en était rien. Ce n'était qu'une « illusion optique » du genre de celles dont les livres nous parlent et que jamais je ne serai capable d'expliquer.

 

Et l'homme alla jusqu'au bout, là où le champ paraissait étroit ; quand il y arriva, il s'aperçut que le champ était aussi large qu'ailleurs, mais ce fut 1e bout opposé qui lui sembla plus étroit. Et alors il revint sur ses pas, et quand il fut arrivé à son point de départ il, se retourna et revint de nouveau sur ses pas. II semblait qu'il cherchait' i'endroit où le champ était plus étroit et qu'il continuait d'aller parce qu'il ne pouvait pas le trouver.

 

C'est ainsi que beaucoup d'hommes passent leur vie. Ils cherchent ce qui est bien loin d'eux et quand ils l'ont atteint ils se retournent et, voyant dans le lointain ce qu'ils ont quitté, ils y reviennent, parce que ce qui est loin d'eux les attire toujours. Et de cette manière ils passent leur vie à chercher et, se laissant tromper par un va-et-vient sans but, ils n'arrivent nulle part et ne trouvent jamais le repos et la paix.

 

Mais le semeur ne ressemblait pas à ces hommes. A chaque pas qu'il faisait il jetait un de ses grains c'était du beau et bon froment bien rond - et les grains tombaient et roulaient et se cachaient dans la terre noire et légère.

 

Et il continua de semer jusqu'au soir, Alors son sac fut vide et il s'en alla à la maison pour manger et dormir.

 

Il y eut un grain de froment qui se trouva tout seul entre deux mottes de terre noire et mouillée. Et le grain de froment devint épouvantablement triste. Il faisait sombre et humide, et l'obscurité et l'humidité augmentèrent encore, car le brouillard de la journée s'était, pour la nuit, fondu en une pluie serrée. C'était à désespérer.

 

C'est aussi ce que fit le grain de froment. Et, au risque d'augmenter son mal, il commença à fouiller dans sa mémoire et à en faire sortir tous les souvenirs d'un temps meilleur.

 

I1 pensa au temps où il s'élevait dans un épi svelte, caressé par le soleil, bercé par le vent, se sentant à l'aise comme un enfant dans les bras de sa mère. Tout le grand champ de blé vert-de-grisé était rempli d'épis sur pied, et là-haut, dans le ciel bleu, il y avait un soleil rayonnant, et toutes les alouettes chantaient depuis l'aube du jour jusqu'au soir. Et lorsque le soleil se couchait il ne faisait ni froid ni humide comme maintenant, mais une douce rosée tombait comme une onde rafraîchissante sur le grain chauffé par le soleil et une grande lune d'or brillait doucement sur les champs 'mûrissants. C'était le bon temps, le temps passé pour jamais...

 

Car, hélas le jour terrible vint où la faux siffla dans les champs et, avec un son rauque, se traça un chemin à travers les épis. Et les moissonneurs lui succédèrent avec leurs râteaux, et les épis furent liés en gerbe et chargés sur des voitures. Le champ entier ressemblait à un champ de bataille, d'où les morts et les blessés étaient transportés sans interruption dans des voitures.'

 

Et le jour plus terrible encore vint où sur l'aire le fléau dansa sur le grain doré et le toucha sans pitié, avec la fureur d'un soldat qui se bat à l'aveuglette. Et les épis se dispersèrent, les petites familles de grains qui avaient été réunies dès leur verte jeunesse et !es grains isolés volèrent chacun de son côté et ne se revirent plus jamais.

 

Mais dans le sac à grains on se trouvait pourtant encore en société. On y était bien un peu serré et, de temps en temps, on avait bien un peu de peine à respirer, mais du moins on pouvait bavarder ensemble, on avait des compagnons d'infortune...

 

Maintenant, c'était l'abandon complet, la triste solitude, la destruction certaine... Le grain de froment savait qu'il ne pouvait pas supporter l'humidité : dans ces derniers temps il était devenu si sensible !... II se sentait gonfler, son épiderme se désagrégeait. Il sentait l'humidité le pénétrer de plus en plus... Cela ne pouvait plus aller bien longtemps avant que tout entier il ne soit trempé d'outre en outre par cette humidité... Alors qu'arriverait-il de lui ?

 

Le jour suivant la herse passa sur le champ et le grain de froment vint à se trouver dans,  les ténèbres les plus épaisses, avec de la terre au-dessus de lui, de la terre au-dessous, de la terre de tous côtés. Et l'humidité resta.

 

Le grain de froment se sentit bien malade. Il comprenait que quelque chose se brisait et fermentait en lui ; l'eau le pénétrait de toutes parts, il n'y avait plus un seul petit coin sec dans ses entrailles. C'était comme s'il -allait' périr.•

 

Alors il envoya une dernière pensée, un dernier mélancolique regret au temps ensoleillé de sa vie, et il eut cette plainte :

- Ah ! pourquoi fus-je créé si je dois finir d'une manière si affreuse? C'eût été bien mieux pour moi de n'avoir jamais connu ta lumière du soleil et d'être préservé de cette détresse !

 

Alors une voix se fit entendre à ce pauvre être abandonné, 'et la voix semblait sortir de l'intérieur de la terre :

- Ne crains pas, disait-elle ; tu ne dois pas périr. Abandonne-toi avec confiance, et bon gré, et je te promets une vie meilleure. Meurs, parce que- c'est ma volonté et tu vivras.

- Qui êtes-vous, vous qui me parlez ? demanda le grain de Froment, pendant qu'un sentiment de respect l'envahissait tout entier, car la voix semblait parler à toute la terre, voire même à l'univers entier.

- Je suis Celui qui te créa et qui maintenant veut te créer à nouveau, répondit la voix.

 

Alors le pauvre grain de froment qui se mourait s'abandonna à la volonté de son créateur et ne sut plus rien de rien

 

Un matin de printemps, au début de l'année, un germe vert sortit sa tête de la terre humide. Le soleil luisait si chaud que la terre fumait. Et tout en haut, dans l'air bleu, un nombre incalculable d'alouettes chantaient.

 

Le grain de froment - car le germe vert n'était autre que lui - regarda autour de lui avec ravissement : Il était vraiment revenu à la vie, il revoyait le soleil et il entendait chanter les alouettes. Il allait revivre.

 

Et il n'y avait pas que lui, car sur le champ tout alentour il voyait d'autres germes verts - toute une armée -- et il reconnut en eux ses frères et ses soeurs.

 

Alors la jeune plante se sentit gonflée de la joie d'exister et il lui sembla qu'elle devait, par pure reconnaissance, pousser jusqu'au ciel,et le caresser de ses feuilles.

 

Et c'était comme si la même reconnaissante allégresse eût donné des ailes aux alouettes qui montaient dans les airs aussi haut qu'elles le pouvaient ; à mesure qu'elles s'élevaient, leur chant était plus clair et plus pur.

Et une voix, qui cette fois ne venait plus du dedans, mais d'en-Haut, dit :

 

- Si le grain de froment ne meurt pas après qu'il est jeté dans la terre, il ne produit rien ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits

 

 

loannes IORGENSEN.