LA PLACE ET LE RÔLE DU LATIN DANS LA LITURGIE ROMAINE

 

 

PLAN DE L’EXPOSE :

I. DURANT LES PREMIERS SIECLES.
II. LE PASSAGE DU GREC AU LATIN.
III. LA LITURGIE ROMAINE DU MOYEN-ÂGE AU XXe SIECLE.
IV. LE GRAND PERTURBATEUR S’APPELLE « MICRO ».
V. CONCLUSION.

 

 

Depuis le concile Vatican II, l’usage du latin dans la liturgie a fait l’objet de nombreux débats, souvent passionnés, opposant ceux pour qui la langue latine est un moyen de garantir le caractère sacré et invariant des célébrations à ceux pour qui l’introduction des langues courantes aura été un progrès incontestable permettant - enfin! - de comprendre les prières de la liturgie.


Ces débats tournant autour de l’usage du latin sont l’occasion d’aborder une question qui paraît au coeur des débats seul : comment le fidèle peut-il « comprendre » la liturgie ? Ou, en d’autres termes : qu’est-ce qui rend la liturgie « compréhensible » ? Pour répondre, il faut tâcher de voir ce qui a permis à la liturgie d’être « comprise » au cours des siècles, en partant de l’idée que si elle n’avait pas été comprise des fidèles en raison de l’usage du latin qui la rendait obscure, elle n’aurait sûrement pas pu être transmise de génération en génération par ces mêmes fidèles et ainsi parvenir jusqu’à nous.


I. DURANT LES PREMIERS SIECLES.


Bien que les témoignages concernant la façon dont la liturgie était célébrée et perçue durant les premiers siècles chrétiens soient peu nombreux, on peut légitimement penser que la question de la langue à utiliser en liturgie ne se posait pas comme elle s’est posée récemment.
Dans le bassin méditerranéen, berceau du christianisme, les premiers chrétiens célèbrent la liturgie dans le cadre d’assemblées réduites dont les membres
comprennent généralement le grec de la « koinè », c’est-à-dire un grec d’usage courant et dans lequel se sont plus ou moins fondus différents parlers locaux.
Hors de cette zone géographique, on conserve l’usage d’autres langues pour la liturgie comme, par exemple, l’hébreu des Juifs ou l’araméen que parlaient Jésus et les Disciples.
Mais on sait aussi qu’au fur et à mesure de son expansion, le christianisme accueille en son sein des nouveaux convertis qui ne savent ni le grec ni les autres langues employées localement. Ces nouveaux fidèles sont alors invités à « comprendre » le sens de la liturgie grâce à une « catéchèse mystagogique » qui s’établit sur trois points :


          - une interprétation des rites à la lumière de l’Evangile et conformément à la tradition vivante de l’Eglise ;

          - une introduction au sens des signes contenus dans les rites ;

          - la mise en relation de la signification des rites avec toutes les dimensions de la vie chrétienne.

II. LE PASSAGE DU GREC AU LATIN.
 

A partir du début du IVe siècle, l’Eglise est sujette à des bouleversements qui auront des répercussions sur la liturgie. Parmi ceux-ci, citons :


          - la Paix constantinienne assurée par l’Edit de Milan de 313 ;

          - l’importance prise par Rome en tant que centre de la chrétienté ;

          - l’arrivée de nouveaux convertis dans les assemblées liturgiques ;

          - la construction de nouveaux lieux de culte dont les dimensions dépassent très largement celles des anciennes « maisons de prière » où se réunissaient les premières communautés chrétiennes.

C’est dans ce contexte que l’on assiste, pour l’Eglise « romaine », au passage du grec au latin : désormais, la liturgie qu’on appellera plus tard « romaine » pour la distinguer d’autres liturgies, utilise la langue latine. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le latin introduit dans les célébrations n’est pas le latin que parle et comprend le peuple ; il s’agit d’un latin « fabriqué » pour les besoins de la théologie et des formulations liturgiques et que plus tard les latinistes chevronnés qualifieront de « latin de cuisine ». Ce latin-là a aussi un rôle unificateur : il va éviter l’éclatement de l’Eglise en communautés linguistiques et rituelles autocéphales, comme ce sera le cas pour les Eglises d’Orient.


Le latin qui est alors employé est un peu comme l’arabe du Coran, qui n’est pas l’arabe parlé par les musulmans : il doit être appris comme une langue « parallèle » à celle quotidiennement employée. On peut aussi le comparer - autre exemple - au langage des internautes qui n’est pas le français : c’est une langue spécifique qu’apprennent et emploient ceux qui veulent maîtriser les nouvelles techniques de communication...

On peut imaginer que le fidèle qui, au IVe siècle, entendait le latin de la liturgie « romaine » reconnaissait facilement les sonorités d’une langue connue - que celle-ci soit sa langue maternelle ou la langue apprise pour les besoins de la communication quotidienne - mais n’avait pas pour autant les clés donnant un accès facile et immédiat au sens de ce qui était proclamé ou psalmodié par les ministres de l’autel.

Ajoutons que les basiliques construites depuis l’Edit de Milan n’avaient pas toutes une acoustique permettant, où que l’on soit placé, d’entendre parfaitement ce qui était dit ou chanté à l’autel ou au choeur. Cela pouvait-il embarrasser le fidèle? C’est peu probable : dans le contexte socioculturel qui était le sien, il savait que la liturgie ne se pénètre pas seulement par le biais de la langue mais aussi par l’intermédiaire de la gestuelle des ministres de l’autel et de la perception conjointe de formules aux sonorités spécifiques et originales, d’attitudes prises au cours de la célébrations et de gestes effectués collectivement. D’où l’importance, pour les célébrants, de savoir respecter une gestuelle précise, porteuse d’un sens défini : une gestuelle codifiée et accomplie avec ampleur - sinon avec une certaine exagération - pour pouvoir être vue de loin et en l’absence de cette clarté que procure actuellement les spots disposés dans nos églises.


D’où aussi l’importance prise par le chant qui impose aux formules liturgiques des rythmes, des cadences, des articulations verbales qui sont autant de repères auditifs permettant au fidèle attentif de se situer dans le cursus de la liturgie et de se familiariser avec son déroulement.
Le meilleur exemple que l’on puisse donner ici pour illustrer ce lien entre le repère auditif et le repère visuel est celui du Dominus vobiscum. Cette formule familière qui ponctue la liturgie eucharistique n’a jamais eu de sens très précis : s’agit-il d’affirmer que le Seigneur « est » avec les membres de l’assemblée ou de souhaiter qu’ « il le soit » ? L’imprécision est ici en partie corrigée par le geste de souhait que fait le célébrant en chantant la formule face aux fidèles, un geste que - chose curieuse d’ailleurs - il ne fait pas en chantant le même Dominus vobiscum au moment de la préface.

Tout ce qui vient d’être expliqué jusqu’ici permet de dire que dès le moment où se précisent les grandes lignes de ce qu’on appellera plus tard le « rite romain », les célébrations imposent aux fidèles une approche « holistique » de la liturgie : pour percer le sens particulier de la liturgie et s’en imprégner, il faut apprendre à approcher cette dernière non pas par le biais d’un seul de ses éléments mais par l’ensemble de ses composantes - les rites (gestes, déplacements), les sonorités (chants ou récitatifs), les symboles (encens, lumière, eau...) - qui sont agencées selon une logique où s’interpénètrent l’équilibre, l’harmonie, la cohérence, la beauté et, bien sûr, la justesse théologique.


C’est sûrement par cette approche spécifique et complète de la liturgie - somme toute « naturelle » - que va se constituer, pour les siècles ultérieurs, la base d’une « mémoire liturgique » commune aux fidèles d’un même rite : mémoire qui permettra à tous, quel que soit le niveau intellectuel ou la capacité de concentration, de saisir et de transmettre la liturgie en allant au-delà du seul sens des mots qu’elle emploie.


III. LA LITURGIE ROMAINE DU MOYEN-ÂGE AU XXe SIECLE.


Au cours de son élaboration, la liturgie romaine se lie étroitement au latin que ne comprennent plus des populations qui, à partir du Ve siècle, parlent différentes langues dites « romanes » variant de région en région. Pourtant, cet emploi d’une langue devenue comme « étrangère » ne semble pas déranger les fidèles qui, comme on l’a vu plus haut, ne limitent pas leur accès à la liturgie à ce qu’ils en entendent.


Le chant grégorien nous donne d’ailleurs une preuve que l’usage du latin n’est pas dissuasif : ce chant, intimement lié à la langue latine - puisqu’il n’existe pas sans elle - et qui fait corps avec la liturgie, est si populaire que des fidèles de toutes conditions et de toutes générations l’apprennent, l’exécutent, le retiennent et le transmettent... sans même le secours de l’écriture musicale.
On peut, bien entendu, se demander si l’emploi des langues courantes aurait permis aux fidèles de mieux saisir le sens de la liturgie. Rien n’est moins sûr. En effet: d’une part, la notion de « langue courante » n’existe pas à une époque où ne sont utilisés que des patois et des dialectes offrant de multiples variétés et, d’autres part, la diction des célébrants ainsi que l’acoustique des églises sont loin de garantir partout une bonne compréhension des textes sacrés.

 

Entrons dans une cathédrale et imaginons un instant ce qu’un fidèle se tenant dans la nef pouvait percevoir et saisir de ce qui se disait à l’autel : probablement pas grand-chose ! Ce qui permet de comprendre que pour se rendre accessible, la liturgie romaine - comme toutes les liturgies d’ailleurs - va devoir jouer sur ses capacités à se rendre également visible sans être « tape-à-l’œil », expressive sans être ostentatoire, captivante sans être démagogique ; les gestes amples et souvent répétés du célébrant ainsi que la richesse des tissus employés pour la confection des vêtements liturgiques sont là pour permettre aux fidèles, même placés très en retrait dans la nef, d’avoir des repères visuels qui sont autant de moyens de suivre le déroulement des rites et donc d’intégrer la portée de la célébration. La « participation » des fidèles à la liturgie passe alors essentiellement par une « intériorisation » et par une « communion » à ce qui se fait à l’autel de façon harmonieuse et ritualisée.


Cette façon d’ « entrer dans la liturgie » restera tellement évidente jusqu’au milieu du XXe siècle, que les compositeurs d’oeuvres sacrées, tout en respectant les textes liturgiques qu’ils mettent en musique, ne se soucient que très rarement de leur compréhension : dans les polyphonies - et spécialement dans le style fugué - les différentes voix entendues entremêlent hardiment les mots et les syllabes en sorte que, bien souvent, ce n’est plus que l’intonation de la pièce et sa place dans la liturgie qui permettent de savoir ce qui est chanté. Le grégorien lui-même, « chant propre de la liturgie romaine », comme le dira plus tard Vatican II, n’est pas en reste puisque dans les pièces ornées - dites « mélismatiques » - comme les alleluia, les graduels, les répons prolixes... etc., c’est souvent le chant des syllabes constitutives du mot latin qui prend le dessus, en sorte que pour l’auditeur, le sens intégral du texte mis en musique (texte d’ailleurs souvent limité à deux ou trois phrases brèves) finit par passer à l’arrière-plan. Un peu comme si le chant grégorien devait être davantage - mais pas exclusivement - une expression musicale de la foi célébrée qu’un moyen d’accéder au sens de chacun des mots chantés.

On peut donc affirmer que durant des siècles, le sens de la liturgie a été « dévoilé » et communiqué aux fidèles davantage au moyen du « climat » généré par le fil du rite accompli, que par le souci de comprendre matériellement, intellectuellement, tout ce qui est dit ou chanté par les ministres de l’autel. Cette façon de percevoir le sens d’une célébration - et qui n’est pas exclusive d’autres façons - n’est d’ailleurs pas spécifique du catholicisme et de la liturgie romaine : les liturgies des Eglises orientales ne donnent pas non plus aux fidèles de pouvoir tout voir et tout comprendre immédiatement, c’est-à-dire sans « médiation » ou sans « préparation ». Et même dans le grand mouvement issu de la Réforme luthérienne, des compositeurs comme Heinrich Schütz, comme Dietrich Buxtehude, comme Niklaus Hanff ou encore comme Johann Sebastian Bach… écrivent des oeuvres complexes où les voix s’entremêlent au point de rendre assez difficile la compréhension du texte sacré pour l’auditeur qui ne le connaît pas déjà. C’est donc le plus souvent grâce à la répétition de formules verbales ou « rythmo-musicales » simples, déjà connues, familières, que le fidèle est peu à peu rendu capable de pénétrer le sens de la liturgie. D’où aussi l’importance de rites précis et de pratiques stables comme celles qui seront codifiées dans le missel dit « de S. Pie V » lequel, rappelons-le ici, a été fait pour la « Messe basse », c’est-à-dire non chantée et dite à mi-voix par le prêtre.


Lorsque les rites précisés par ce Missel serviront à l’élaboration des « Messes solennelles », les fidèles n’entendront pas davantage ce que le célébrant dit à l’autel : ils focaliseront donc leur attention sur les chants de la schola, sur quelques formules « rythmo-musicales » (finales d’oraisons, dialogue de la préface, finales de préfaces...) et aussi sur les gestes expressifs du célébrant, eux-mêmes strictement codifiés de façon a être rendus bien visibles par l’assemblée. On aboutira même à ce que, aux XVIIe et XVIIIe essentiellement, ce soit des versets d’orgue qui remplacent le chant des textes liturgiques.


[On peut comparer cette façon de percevoir la liturgie à la façon dont nous percevons souvent la télévision. Un exemple: il est bientôt 20h., l’heure du journal télévisé; le poste TV est allumé et c’est le moment de la publicité. Est-il nécessaire d’avoir le regard fixé sur le petit écran pour savoir de quel produit miracle on parle ? Non car rien qu’à entendre le fond musical, on sait qu’il s’agit d’une poudre à récurer qui va dans les moindres recoins, d’un aliment qui donnera à votre chat un poil magnifique ou d’un pare-brise qui a été sauvé grâce à une résine spéciale... On sait tout ça parce que c’est répété tous les soirs au son des mêmes signaux sonores.]


Revenons à notre propos. Singulièrement, le fait de vouloir et de pouvoir suivre la liturgie par le biais des gestes, des attitudes et des déplacements des ministres de l’autel peut expliquer l’importance prise par l’embellissement des chasubles des prêtres. A l’origine, la chasuble est une sorte de manteau ample, un vêtement qui doit simplement envelopper le prêtre lorsqu’il est à l’autel, pour l’obliger à une certaine tenue et lui permettre d’estomper certains traits trop saillants de sa personnalité tant physique que psychique. Dans la liturgie, en effet, le célébrant n’a pas à apparaître comme le plus important puisqu’il n’est pas la raison d’être de la célébration, comme l’a rappelé à plusieurs reprises Benoît XVI. Cependant, l’action du prêtre, elle, doit demeurer perceptible; aussi emploie-t-on très tôt, pour confectionner les chasubles, des tissus riches dont les moirures et les irisations permettent une meilleure visibilité de celui qui est chargé de la mise en oeuvre de la liturgie.


Puis apparaissent - surtout à partir des XVè et XVIè siècles, sous l’influence des modes de la Renaissance où le vêtement devient comme la marque d’une condition sociale à laquelle ne veulent pas échapper certains membres du « haut-clergé » - des broderies et des dorures qui, progressivement, prennent aux yeux des fidèles plus d’importance que la chasuble elle-même : alors, de « vêtement » liturgique, la chasuble devient « ornement liturgique ».
Par la suite, les broderies deviennent si riches et si lourdes - surtout à partir de la fin du XVIIIè siècle - que pour les mettre en valeur il devient nécessaire de rigidifier les tissus utilisés pour confectionner les chasubles (et aussi les dalmatiques) et de prévoir des coupes nouvelles de ce qui n’est plus qu’un « ornement », afin que les ministres de l’autel ne soient pas gênés dans leurs mouvements. Les échancrures faites pour faciliter les mouvements des bras sont à l’origine des chasubles dites « en boîte à violon » qu’affectionnent, plus particulièrement en France, certains fidèles attachés à la forme « extraordinaire » de la liturgie. Ces chasubles-là, qu’on peut considérer comme « stylisées », ont d’une certaine façon évacué la fonction première du vêtement liturgique qui consistait à envelopper le célébrant.


"Vêtements" liturgiques

Chasuble dite "en boîte à violon"

 

Cet excursus sur le vêtement liturgique du prêtre permet de comprendre que le rite liturgique est fait d’éléments qui se compénètrent afin de se compléter les uns les autres, en sorte que soit accentuée et parfaite la richesse expressive et symbolique de chacun d’eux. Par conséquent, la question de l’usage du latin comme langue cultuelle ne peut pas être abordée comme un élément isolé ou accessoire, comme on le pense actuellement : en liturgie, tout se tient, tout doit se tenir, tout doit s’équilibrer, s’harmoniser, et apparaître cohérent.
Jusqu’au début du XXè siècle, l’usage du latin en liturgie ne semble troubler personne. Du moins pas les « simples fidèles ». La langue n’est plus comprise, mais les prières essentielles sont familières et les rites sont suffisamment connus de tous pour favoriser une « participation active » des fidèles à la liturgie. Les témoignages sont très nombreux à ce sujet. Cette « participation active » n’est pas une « participation par l’activisme », comme celle qu’on cherche à favoriser aujourd’hui, mais n’en demeure pas moins sincère, réelle, efficace chez bon nombre de pratiquants, y compris chez de futures saintes comme Bernadette Soubirous ou Thérèse Martin qui étaient loin d’avoir fréquenté les universités ! Si la liturgie n’avait pas été vécue de l’intérieur par tant d’humbles pratiquants, comment pourrait-on expliquer aujourd’hui qu’elle ait pu être fidèlement transmise pour arriver jusqu’à nous ?


Comme on l’a dit, les « messes » polyphoniques et bien d’autres oeuvres composées aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles (ainsi que déjà les compositions de l’Ecole de Notre-Dame, avec Léonin et Pérotin au XIIe s.) attestent que les textes liturgiques n’ont pas pour objet essentiel d’être compris mot à mot par les fidèles, mais plutôt d’être globalement connus et mémorisés pour pouvoir être intériorisés pendant les actions sacrées et ainsi favoriser une vision « théocentrique » de la liturgie. Bien souvent, il suffit alors à celui qui se rend à une célébration d’entendre une formule ou une intonation et de voir le geste rituel qui l’accompagne pour savoir ce que proclame la liturgie ; c’est en faisant appel à sa propre « mémoire liturgique » que le fidèle entre en phase avec la célébration ; il peut alors vivre et manifester sa foi sans être contraint de plonger dans de savantes spéculations théologiques ni se sentir soumis à certains particularismes locaux qui affectent la façon de mettre en oeuvre le Missel romain. Cette approche de la liturgie, que n’entrave pas l’usage du latin, fonctionne tant qu’existe chez les fidèles un certain « sens liturgique » commun. Ce ne sera plus toujours le cas à partir du XIXe siècle où, pour diverses raisons socio-politiques qui ont touché une grande partie de l’Europe chrétienne (gallicanisme, joséphisme, romantisme, positivisme... etc.), la liturgie se théâtralise jusqu’à ne plus devenir pour certains qu’une simple « occupation dominicale » qui est l’affaire du clergé et à laquelle il convient de prendre part d’une façon « dévote », sans pour autant chercher à s’y impliquer. Il faudra toute l’énergie d’un Dom Guéranger et d’un S. Pie X - pour ne citer qu’eux - pour faire redécouvrir aux fidèles, non sans peine, le sens véritable de la liturgie, en soutenant ce qu’on appellera ultérieurement le « Mouvement liturgique », lequel sera préparatoire du concile Vatican II.

La perte du sens liturgique fait que beaucoup de fidèles, clercs et laïcs, en viennent à imaginer que c’est uniquement l’accomplissement scrupuleux des rites par un clergé spécialisé dans les rubriques du Missel qui garantit l’efficacité de la liturgie pendant que les fidèles s’adonnent à de pieuses occupations. Cette façon de voir la liturgie poussera Saint Pie X a rappeler fort justement qu’ « il ne s’agit pas de faire des prières pendant la Messe, mais de faire en sorte que la Messe devienne notre prière. » De fait, on oublie souvent que ce ne sont pas les rites qui, par eux-mêmes, constituent le socle de la liturgie, mais que c’est le souci de célébrer le Seigneur dans le respect des usages reçus de la Tradition vivante de l’Eglise qui engendre une réglementation de la liturgie: la codification progressive des rites n’a été rendue nécessaire que parce qu’il s’agissait d’éviter certaines pratiques pouvant induire chez les fidèles des comportements aux conséquences malsaines (comme par exemple le scrupule) ou encore des options théologiques hétérodoxes.

On aboutit donc, à partir de la fin du XVIIIe siècle, à des célébrations « hyper-ritualisées » qui deviennent en bien des cas des célébrations lourdes et pompeuses dans lesquelles le latin ajoute encore à la complexité des rites qui deviennent alors comme ésotériques. Romano Guardini fera remarquer qu’à cette époque et jusqu’au XXe siècle, on cherche à « bien faire les choses » sans s’occuper de savoir si les choses « bien faites » sont vécues comme un authentique acte liturgie.

Cependant, il n’est pas possible d’ignorer le rôle unificateur que joue le latin : d’une part, il permet à tout catholique qui voyage de pouvoir retrouver partout la même liturgie, et souvent les mêmes chants. D’autre part, on se rend compte que ce n’est pas en utilisant la langue du peuple dans les célébrations qu’on pourrait rendre la liturgie plus accessible à tous puisque jusqu’au début du XXe siècle, ce sont souvent les patois et les dialectes régionaux bien plus que le français qui sont encore parlés par le peuple, y compris dans des villes comme Paris. L’écrivain Pierre-Jakez Hélias (1914-1995), qui n’entendait parler toute la semaine que le breton dans son Finistère natal, du côté de Plozevet, raconte dans « Le cheval d’orgueil » que le latin de la messe était, pour les gens de son époque, le « breton du dimanche ». Et la poétesse Marie-Noël (1883-1967) raconte que sa maman qui ne savait pas ce que signifient les mots Salve et Regina, comprenait très bien qu’en chantant le “Salve Regina”, elle disait à la Vierge Marie tout ce que son coeur avait besoin de lui dire.

 

IV. LE GRAND PERTURBATEUR S’APPELLE « MICRO ».


En liturgie, comme on l’a vu, les rites sont généralement visibles tandis que les paroles ne sont pas toujours audibles. De nombreux pasteurs aimeraient qu’elles le deviennent afin que ce qui est vu par les fidèles puisse être complété par ce qui devrait être entendu, le sacrement étant geste et parole.

Les systèmes de sonorisation apparaissent comme la solution au problème de la participation des fidèles à la liturgie et de nombreux pasteurs imaginent que les célébrations ne redeviendront « intéressantes » que lorsque ce qu’ils disent à l’autel pourra être facilement entendu des fidèles. D’où leur engouement pour la « sonorisation » des églises. Partout on installe des micros: sur les chaires, sur les autels et les ambons… Partout, sur chaque pilier, on place des haut-parleurs. Mais les problèmes subsistent : à quoi bon porter jusque dans la nef, à destination des fidèles, des paroles que personne ne comprend puisqu’elles sont en latin et que, jusqu’ici, elles étaient réservées au prêtre qui les destinait à Dieu ? La langue latine, utilisée durant des siècles, est donc assez rapidement considérée comme un obstacle à la saisie de la liturgie ; et lorsque le concile Vatican II rendra possible l’usage des langues courantes, beaucoup sauteront sur l’occasion pour supprimer purement et simplement les liturgies célébrées en latin. L’abandon du chant grégorien suivra.

La généralisation des micros se transforme en vecteur d’une nouvelle approche des célébrations : une approche qui s’oppose à la façon « traditionnelle » d’entrer en contact avec la liturgie (il faudrait même écrire : s’oppose à une façon « catholique » d’être « dans » la liturgie.) Cette nouvelle approche qui influe actuellement - et surtout depuis Vatican II - les comportements des fidèles dans la liturgie ainsi que la façon de célébrer les mystères de notre foi, conduit à imaginer :

- que la liturgie n’est fructueuse que si les fidèles entendent et comprennent tout ce qui s’y dit et s’y chante (ce qui suppose une attention constante de la part des fidèles, quasiment impossible à obtenir) ;

- qu’en liturgie, il est impératif de faire une claire distinction entre ce qui se fait et doit être vu et ce qui se dit et doit être compris.


Les conséquences néfastes de cette nouvelle façon de concevoir la liturgie ne se font pas attendre :
         - au cours des célébrations tout doit être facilement accessible, sans efforts de la part des fidèles. D’où une banalisation de la liturgie, un appauvrissement des célébrations ainsi qu’une uniformisation de la médiocrité (chants d’une pauvreté affligeante, théâtralisation calquée sur certaines émissions de télé-réalité, abus d’artifices oraux ou comportementaux... etc.) qui poussent les assemblées à faire - souvent sous la conduite de quelques fidèles avides de se mettre en avant comme pour compenser des frustrations affectives - tout ce qui transgresse les normes liturgiques données par l’Eglise ;

- la cohérence interne de la liturgie est mise à mal par l’empilement d’éléments disparates tirés de ce que le vécu et le quotidien offrent de plus médiocre, pour permettre l’élaboration de célébrations censées « plaire aux fidèles » ;

- la liturgie unifiée et unificatrice est progressivement remplacée par de simples cérémonies à thèmes composées d’une accumulation plus ou moins hétéroclite de pratiques (refrains, rondes, agitation de banderoles, chorégraphies, prières récitées en se donnant la main... etc.) qui ne traduisent plus que des sentiments collectifs et passagers ou qui ne font plus que mettre en scène du compassionnel ;

- les célébrants deviennent plus importants que le Célébré ; d’où leur application à se rendre intéressants, sympathiques, voir attachants par le biais de commentaires, de sourires, d’attitudes factices, d’explications, de mots de bienvenue et de souhaits de « bon dimanche »... qui sont autant d’éléments parasites introduits dans les liturgies ;

- le « cycle liturgique », dont l’une des caractéristique est d’être jalonné de fêtes et de dimanches ayant tous des chants spécifiques, est peu à peu remplacé par une succession de « célébrations » qui finissent par se ressembler d’un dimanche à l’autre ;

- la liturgie devient un outil de pastorale : au lieu d’élaborer une pastorale « pour » la liturgie, on fait de la pastorale « par » la liturgie, ce qui est une grossière erreur conduisant à détourner les célébrations de leur raison d’être.


La liturgie "instrumentalisée"

Pour autant, il ne faudrait pas croire que c’est en supprimant tous les micros que les fidèles pourraient « miraculeusement » retrouver le véritable sens de la liturgie. En réalité, ce n’est pas le micro qui fait problème, mais la façon dont on l’utilise habituellement, systématiquement. Finalement, le seul micro qui soit vraiment utile est celui de l’ambon : car là se fait la liturgie de la Parole qui est un enseignement adressé aux fidèles. Pour le reste de la célébration, il suffirait bien souvent d’un micro d’ambiance discrètement suspendu au-dessus de l’autel pour diffuser dans la nef tout ce qui participe au « climat » général de la liturgie et non seulement la voix du célébrant... ainsi que certains bruits parasites (tics verbaux, raclements de gorge, page du missel que l’on tourne, heurts des vases sacrés, chuchotements adressés à l’acolyte qui a oublié quelque chose... etc.).


V. CONCLUSION.


Comme on l’aura compris, le latin n’a pas été introduit dans la liturgie romaine et utilisé au cours des siècles comme un simple véhicule de la pensée spéculative. Dès le début, il a été perçu comme une composante du rite dont le rôle a été, pendant des siècles, d’entretenir la « mémoire liturgique » des fidèles en assurant une cohérence entre ce qui est vu et ce qui peut être entendu au cours des célébrations.

Il aura été aussi un outil protégeant la célébration des mystères de cette banalité et de cette superficialité qui poussent à faire du rassemblement de fidèles la seule raison d’être de liturgies qui ne célèbrent plus que la « recherche de Dieu » - quand ce n’est pas son « absence réelle » - tant elles sont désormais soustraites de leur valeur théocentrique.
Enfin, la liturgie célébrée en latin a l’avantage certain d’être significative de la dimension « supra-humaine » et donc non « manipulable » du culte rendu à Dieu, et d’être unificatrice, comme le montrent bien les célébrations présidées par le pape Benoît XVI dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elles suscitent l’adoration et permettent à des fidèles de tous les horizons - comme ce fut récemment le cas aux JMJ de Madrid - d’intérioriser la prière de l’Eglise.
Certes, il est hors de question d’imposer à tous les fidèles des liturgies qui ne seraient plus célébrées qu’intégralement en latin. Mais ce qui est aujourd’hui capital, urgent et pleinement conforme aux enseignements de Vatican II, c’est de donner aux fidèles la possibilité de participer, dans les paroisses, à des messes intégralement latines (spécialement dans la forme « ordinaire ») très soigneusement préparées et qui soient sur le plan rituel strictement identiques aux messes célébrées dans les différentes langues vernaculaires, en sorte que tous puissent s’habituer à passer facilement d’une façon de célébrer à l’autre - indépendamment de la langue utilisée - sans pour autant provoquer des dissensions et des divisions au sein des communautés paroissiales et parfois même au sein d’une même famille.

 

Denis Crouan et paru dans la revue Pro Liturgia numéro 274 de novembre 2011