A la recherche d'une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle

 

Plan général :

 

Présentation

 

Introduction

 

I Convergences

 

Traditions hindoues Bouddhisme Civilisation chinoise L'Islam

Platon et Aristote Le Stoïcisme

L'expérience religieuse d'Israël La Bible

Jésus-Christ

Les Pères de l'Eglise

Les Docteurs du Moyen-âge L'histoire moderne

En même temps Volontarisme

Fin de Moyen-âge

L'aube des temps modernes

 

II - Perception des valeurs morales communes

 

III - Les fondements théoriques de la loi naturelle

 

IV - La loi naturelle et la cité

 

V - Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle

 

Conclusion

 

PRESENTATION par le père Volle

 

Si nous voulons nous tenir au courant de la production doctrinale de l'Eglise, nous ne pouvons ignorer le récent document de la Commission Théologique Internationale (C.T.I.) intitulé: "A la recherche d'une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle".

Bien que n'étant pas une émanation du Magistère, elle n'en revêt pas moins une notable autorité. Il suffit pour l'admettre de savoir qu'elle doit son élaboration à l'initiative du cardinal Joseph Ratzinger, lorsqu'il était Préfet de la Congrégation pour la Doctrine der la Foi et que c'est son successeur, le cardinal J. Levada, qui en a autorisé la publication officielle (20 mars 2009).

 

Il s'agit d'un très long texte, essentiellement didactique, d'un intérêt inégal selon ses parties, qui a donc besoin d'un guide de lecture pour canaliser l'attention.

 

Certains passages mériteraient d'être cités entièrement (par exemple les nos 63 et 64 sur la distinction entre nature et personne; le n° 81 sur la place de l'homme dans le cosmos; les nos 93 et 94 sur les finalités immédiates de l'œuvre politique etc... ) Certaines notes (74, 83, 102 ... ) sont également de grand intérêt. Mais à quoi servirait un "Compendium", s'il devait reproduire des textes in extenso?

 

La finalité du nôtre est double ; d'une part permettre un coup d'œil d'ensemble sur un document volumineux, d'autre part susciter le désir, si telle ou telle thèse accroche particulièrement, d'aller voir en direct, par exemple dans la Doc. N° 2430 (6-20 sept. 2009), site internet « Episcopat» ou « Vatican» ...

Nous avons utilisé ce procédé pour présenter aux abonnés de nos "Cahiers Lumen Gentium", l'encyclique "Caritas in veritate" de Benoît XVI et ils ont apprécié. Nous espérons pour eux le même profit de cette étude en concentré d'un "Nouveau regard sur la loi naturelle". Et cela malgré le caractère forcément répétitif d'un "concentré", voire du Document de base lui-même.

 

INTRODUCTION

 

1.- Y a-t-il des valeurs morales objectives capables d'unir les hommes et de leur procurer paix et bonheur? Quelles sont-elles ? Comment les discerner? Comment les mettre en œuvre dans la vie des personnes et des Communautés ?

 

Ces questions de toujours autour du bien et du mal sont aujourd'hui plus urgentes que jamais dans la mesure où les hommes ont davantage pris conscience de former une seule communauté mondiale.

 

2.- Par leur sagesse, leur générosité et parfois leur héroïsme, des hommes et des femmes témoignent en acte de valeurs éthiques communes. L'admiration qu'ils suscitent en nous est le signe d'une première saisie spontanée des valeurs morales. Toutes fois les bonnes intentions des uns et des autres ne peuvent aboutir que sur un solide accord de base quant aux biens et aux valeurs que représentent les aspirations les plus profondes de l'homme, à titre individuel et communautaire.

 

3.- Eclairés par l'Evangile, engagés dans un dialogue patient et respectueux avec tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens ne peuvent se dérober à la recherche du langage éthique commun ici en cause.

 

4.- Recherche inséparable d'une expérience de conversion par laquelle, personnes et communautés se détournent des forces qui tendent à emprisonner l'homme dans l'indifférence ou l'égoïsme.

 

5.- La Déclaration universelle des droits de l'homme élaborée au lendemain de la seconde guerre mondiale (1948) est en notre domaine, une des plus belles réussites de l'histoire moderne. Cependant les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur des espérances, faute notamment d'en être resté que trop dans un pur légalisme utilitariste.

 

6.- D'ailleurs la recherche purement inductive, sur le mode parlementaire, d'un consensus minimal déjà existant, ne peut que relativiser les exigences éthiques de chacune des religions ou sagesse particulières mises à contribution.

 

7.- Dans l'éthique et la philosophie actuelle du droit, les postulats du positivisme juridique sont largement présents. La conséquence en est que la législation ne vient souvent qu'en compromis entre divers intérêts.

 

8.- L'éthique appelée "de la discussion", qui appelle à débattre de ce qui peut devenir obligatoire dans les propositions morales ne dépasse pas le formalisme.

 

9.- Les rédacteurs du présent document veulent trouver une solution de fond - une présentation renouvelée de la loi naturelle. Celle-ci affirme en substance que les personnes et les communautés humaines sont capables à la lumière de la raison, de discerner les orientations fondamentales d'un agir moral conforme à la nature même du sujet humain et de les exprimer de façon normative sous forme de préceptes ou de commandements.

 

10.- Il est vrai que l'expression 'de "loi naturelle" est source de nombreux malentendus dans le monde actuel : soumission résignée aux lois physiques de la nature, imposition de l'extérieur à la conscience personnelle, outrances d'une anthropologie insuffisamment attentive au contexte historique et culturel ...

 

11.- Plan du présent document:

Chap. 1 : Convergences sur de nombreux points entre les grandes sagesses et philosophiques de l'humanité.

Chap. 2 : A partir des données les plus simples de l'expérience morale, la personne humaine saisit de façon immédiate certains biens moraux fondamentaux et formule en conséquence les préceptes de la loi naturelle. Chap. 3 : Passage de l'expérience à la théorie, c'est-à-dire: approfondissement philosophique, métaphysique et religieux.

Chap. 4: Rôle régulateur des préceptes de la loi naturelle dans la vie politique.

Chap. 5 : Jésus-Christ « accomplisseur » parfait de la loi naturelle.

 

I - CONVERGENCES

 

12. - Dans les diverses cultures, les hommes ont progressivement élaboré de développé des traditions de sagesse dans lesquelles ils expriment et transmettent leur vision de l'homme ainsi que sa place dans la société et dans le cosmos. Traditions qui peuvent avoir valeur de préparation évangélique.

 

Plusieurs d'entre elles reconnaissent des comportements moraux universels fondés sur la nature même de l'homme. Par exemple la "règle d'or" ("Ne fais à personne ce que tu n'aimerais pas subir" Tb. 4,15)

 

13.- Dans les traditions hindoues, le monde est régi par une loi fondamentale (-dharma)

qu'il faut respecter sous peine d'entraîner de graves déséquilibres. Par ailleurs croyance en un cycle indéfini de transmigration, avec l'idée selon laquelle les actions bonnes ou mauvaises, ont une influence sur les renaissances successives.

 

Plusieurs préceptes de la tradition hindoue peuvent être mis en parallèles aux exigences du Décalogue. Par exemple: "Dans le fait de refuser et de douter, dans l'abondance et dans le malheur, dans l'agréable et le désagréable, on jugera de toutes les conséquences en considérant son propre "soi". L'homme qui se maîtrise dans les trois passions, la convoitise, la colère et l'avarice ... acquiert le succès".

 

14.- On définit généralement le bouddhisme par les quatre "nobles vérités" enseignées par le Bouddha après son illumination:

1) la réalité est souffrance et insatisfaction;

2) l'origine de la souffrance est le désir;

3) la cessation de la souffrance est possible par l'extinction du désir;

4) le chemin qui mène à la cessation de la souffrance consiste dans la pratique de la discipline, de la concentration et de la sagesse.

Au plan éthique ce sera les 5 préceptes:

1) ne pas nuire aux êtres vivants, ni retirer la vie;

2) ne pas prendre ce qui n'est pas donné;

3) ne pas avoir une conduite sexuelle incorrecte;

4) ne pas avoir de paroles fausses ou mensongères;

5) ne pas ingérer de produit intoxicant diminuant la maîtrise de soi - L'altruisme de compassion rejoint la règle d'or.

 

15.- La civilisation chinoise est marquée en profondeur -tant par le taoïsme que par le confucianisme. Le cœur de l'éthique Laotseu est fait d'une recherche à la fois matérielle et spirituelle de l'harmonie avec la nature. Confucius, lui, l'obtiendra dans le respect des rites, notamment ceux qui concernent la piété familiale, cœur de toute vie sociale.

 

16.- Dans les traditions africaines, l'idéal de l'homme consiste non seulement à vivre à l'abri des soucis jusqu'à la vieillesse, mais avant tout de rester, même après la mort, une force vitale continuellement renforcée et vivifiée dans et pas sa progéniture. Les religions africaines traditionnelles atteignent leur sommet en Dieu, source de vie, créateur de tout ce qui existe.

 

17.- L'Islam se comprend lui-même comme la restauration de la religion naturelle originelle. La loi islamique, indissociablement communautaire, morale et religieuse, est comprise comme loi donnée directement par, Dieu à Mahomet. L'éthique musulmane est donc fondamentalement une morale de l'obéissance. Au 9 ème siècle, l'école mou'tazilites a proclamé l'idée selon laquelle "le bien et le mal sont dans les choses", c'est-à-dire que certains comportements sont bons ou mauvais en eux-mêmes, antérieurement à la loi divine qui les commande ou les défend. Mais les ach'arites, qui dominent dans l'orthodoxie sunnite, soutiennent une théorie adverse : seule la révélation positive de Dieu définit le bien et le mal.

 

18.- L'idée qu'il existe un droit naturel antérieur aux déterminations juridiques positives se rencontre déjà dans la culture grecque classique avec la figure exemplaire d'Antigone qui désobéissait au roi Créon en en appelant "aux lois non écrites et immuables".

 

19.-Platon et Aristote reprennent la distinction opérée par les sophistes entre les lois qui ont leur origine dans une convention de celles qui sont valorisées par "nature", les seules à obliger tout le monde toujours et partout.

 

20.- Pour Aristote le droit naturel s'incarne - normalement- dans le droit positif qui est l'application de l'idée générale de la justice à la vie sociale dans sa variété.

 

21.- Dans le Stoïcisme, tout homme, quelle que soit la nation à laquelle il appartient, doit s'intégrer comme une partie dans le tout de l'univers. Il existe une loi éternelle, un logos divin, présenté aussi bien dans le cosmos, qu'elle imprègne de sa rationalité, que dans la raison humaine.

 

22.- L'expérience religieuse d'Israël a pour centre le don de la loi au Sinaï, le Décalogue. C'est une loi d'Alliance avec les préceptes fondamentaux qui définissent la manière dont le peuple élu doit répondre par la sainteté de sa vie au choix de Dieu. Mais ces comportements éthiques sont aussi valables pour les autres peuples.

 

23.- Avec cela, la Bible contient une littérature de sagesse qui ne traite pas directement de l'histoire nationale d'Israël mais qui s'intéresse à la place de l'homme dans le monde. Il est une manière correcte, "sage", de faire les choses et de conduire sa vie.

 

24.- A la plénitude des temps, Jésus-Christ a prêché l'avènement du Royaume comme manifestation de l'Amour miséricordieux qui le rend présent au milieu des hommes à travers sa propre personne et appelle de leur part une libre réponse d'amour, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'éthique. Renvoi aux Béatitudes et à la "règle d'or" (Mt.7,12 et Lc.6,31)

 

25.- Plaçant juifs et païens sur le même plan, l'apôtre Paul, dans sa lettre aux Romains (Rm.2,14-15), affirme l'existence d'une loi non écrite inscrite dans les œuvres. Elle permet de discerner par soi-même le bien et le mal. Pourtant la connaissance de la loi ne suffit pas pour mener une vie juste (Rm. 7,22-23).

 

26.- Les Pères de l'Eglise adoptent 'généralement l'idée stoïcienne selon laquelle la nature et la raison nous indiquent quels sont nos devoirs moraux. Les suivre c'est suivre le logos personnel, le Verbe de Dieu. La doctrine de la loi naturelle fournit ainsi une base pour compléter la morale biblique. Cependant les Pères n'adoptent pas purement et simplement la doctrine stoïcienne. Leur anthropologie leur interdit de réduire la personne humaine à un simple élément du cosmos puisqu'elle est appelée à la communion, dans le Christ, avec le Dieu vivant.

 

27.- Les Docteurs du Moyen-âge peaufinent les rapports loi naturelle et théologie. On se trouve ainsi, non pas devant une source d'inspiration constante, présente en agissant dans les diverses étapes de l'économie du salut.

 

28.- L'histoire moderne de l'idée de la loi naturelle est marquée par un sens plus vif que dans la scolastique médiévale de la subjectivité morale. Ce qui a permis en particulier aux théologiens espagnols de par les bases du droit international, c'est-à-dire d'une norme universelle régissant les relations des peuples et des états entre eux.

 

29.- En même temps nous pouvons constater une volonté d'émancipation par rapport aux lois de la nature. De la part de Dieu lui-même dont les décisions pourraient être arbitraires. Et de la part de l'homme qui non seulement saurait voir sa liberté soumise à des conditionnements extrêmes, mais encore jouissait d'une capacité d'indifférence telle qu'il pourrait choisir les contraires.

 

30.- Avec un tel volontarisme le monde se réduirait pour l'homme à l'obéissance aux commandements qui manifestent la volonté du législateur. Et la thèse d'un Dieu qui pourrait agir indépendamment de sa sagesse et de sa bonté relativiserait ­toutes structurers intelligibles existantes. L'homme dès lors ne pourrait atteindre par sa raison la eonnaissance de Dieu, il ne pourrait l'attendre que d'une révélation.

 

31.- Par ailleurs, en fin de Moyen-Âge plusieurs facteurs ont conduit à la sécularisation de la loi naturelle. Notamment la volonté de dépasser les violents combats religieux qui ont ensanglanté l'Europe à l'aube des temps modernes. Les Réformateurs n'ont pas eu là-dessus une attitude monolithique.

 

32.- Avec un rationalisme élargi, la référence à Dieu devient optionnelle. La loi naturelle, écrit Gratius, s'imposerait à tous « même si Dieu n'existait pas ».

 

33.- Aux temps modernes, marqués par le scientisme, la pensée occidentale a pris davantage conscience de l'historicité des institutions humaines et de la relativité culturelle de nombreux comportements que l'on justifiait parfois en faisant appel à l'évidence de la loi naturelle.

 

34.- Avant le 13 ème siècle, étant donné que les distinctions entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel n'était pas clairement élaboré, la loi naturelle était généralement assimilée à la loi chrétienne. Le Magistère de l'Eglise ne fut amené que peu à peu à préciser sa position, avec une exploitation de plus en plus accusée de la loi naturelle pour traiter des problèmes non seulement moraux mais raciaux. Ainsi tous les souverains Pontifes, notamment depuis Léon XIII jusqu'au Catéchisme de l'Eglise Catholique (1992) et les grands textes de Jean-Paul II et Benoît XVI.

 

35.- Face au relativisme, à l'individualisme croissant, au laïcisme agressif, aux abus de pouvoir des nouveaux totalitarismes se font Jour.

 

II - PERCEPTION DES VALEURS MORALES COMMUNES

 

36.- Quelles que soient les convergences matérielles entre les diverses présentations morales des civilisations ou cultures (en particulier partant des résonances de la "règle d'or", comme il a été dit), il reste à préciser dans quel cadre explicatif général se légitime chez elles la distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal.

 

37.- En commençant par une mise à jour des données immédiates de la conscience, avant d'exposer leur cadre explicatif

 

38.- Ce n'est que progressivement que la personne humaine accède à l'expérience morale et devient capable de se dire à elle-même les préceptes qui doivent guider son agir. Et cela dans la mesure où dès sa naissance, elle a été insérée dans un réseau de relations humaines, notamment la famille. Conditionnement qui ne s'oppose pas à ola liberté mais bien plutôt la rend possible.

 

39.- Tout être humain qui accède à la conscience et à la responsabilité fait l'expérience d'un appel intérieur à accomplir le bien. C'est une interpellation qui se trouve dans toutes les cultures, attribuées à une disposition intellectuelle innée qu'on appelle la syndérèse.

 

40.- En recherchant le bien moral, la personne contribue à l'accomplissement de sa nature, au-delà des impulsions de l'instinct ou de la recherche d'un plaisir particulier.

 

41.- Malheureusement le sujet peut toujours se laisser entraîner par des désirs particuliers et choisir des biens ou poser des gestes qui vont à l'encontre du bien moral qu'il perçoit. Il revient à la raison du sujet d'examiner si ces biens particuliers peuvent s'intégrer ou nom à la réalisation authentique de la personne.

 

42.- Comme toute créature, la personne humaine se définit par un faisceau de dynamisme et de finalités qui est antérieur au choix libre de la volonté. Mais, à la différence de ceux qui ne sont pas dotés de raison, elle est capable de connaître et d'intérioriser ces finalités, et donc d'apprécier, en fonction d'elles, ce qui est bon ou mauvais pour elle.

 

43.- Il s'agit d'une loi qui jaillit du cœur même de notre être comme un appel à l'accomplissement et au dépassement de soi. Il ne s'agit donc pas tant de se soumettre à la loi d'un autre que d'accueillir la loi de son propre être.

 

44.- La perception des biens moraux est immédiate, vitale, fondée sur la connaturalité de l'esprit aux valeurs et elle engage aussi bien l'affectivité que l'intelligence. C'est une saisie souvent imparfaite, encore obscure et crépusculaire, mais qui a la profondeur de l'immédiateté, extérieure implicite dans l'agir concret des personnes.

 

45.- La personne s'exprime alors à elle-même un certain nombre de préceptes très généraux qu'elle partage avec tous les êtres humains et qui constituent le contenu de ce qu'on appelle la loi naturelle.

 

46.- Trois grands ensembles de dynamismes naturels sont à l'œuvre dans la personne humaine:

1) Inclinaison à conserver et développer son existence

2) Inclinaison à se reproduire pour perpétuer l'espèce

3) Au niveau humain, inclinaison à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société.

 

47.- Sortant de ces généralités, la raison discursive formulera des préceptes plus concrets capables de diriger son agir. Raisonnement qui se maintient à l'intérieur des possibilités intellectuelles de chacun. On parle alors des "préceptes seconds" de la loi naturelle.

 

48.- Ainsi se profilent, sous le précepte de protéger sa vie, les inclinations vers tout de qui contribue à la subsistance et intégrité de la vie: nourriture, vêtement, logement, travail, environnement biologique ....

 

49.- Dans la ligne de la conservation de l'espèce, nous trouvons la tendance de l'homme vers la femme et de la femme vers l'homme, avec une inclination à la permanence de couple et à la fidélité réciproque

 

50.- Le bien intégral de l'homme est si intimement lié à la vie en communauté que c'est en vertu d'une inclination naturelle et non d'une convention qu'il s'organise en communauté politique. Le caractère rationnel de la personne s'exprime aussi par la tendance à vivre en communion avec Dieu, ou l'Absolu.

 

51.- Le précepte naturel fondamental de ne pas faire aux autres ce que nous n'aimerions pas pour nous-mêmes implique la reconnaissance de l'égale dignité de tout individu de l'espèce humaine, au-delà des différences de race et de culture.

 

52.- il faut certes être modeste lorsqu'on invoque l’'évidence'' des préceptes de la loi naturelle, car ils peut arriver qu'ils soient obscurcis ou même effacés du coeur humain par le péché ; mais ils revêtent de soi un caractère d'immutabilité dans la mesure où ils découlent d'une nature humaine dont les composantes essentielles demeurent identiques au long de l'histoire.

 

53.- Impossible de demeurer au niveau de généralités mais la mise en œuvre concrète des préceptes de la loi naturelle peut prendre des formes différentes dans les diverses cultures ou même à des époques différentes à l'intérieur d'une même culture : Exemple : l'esclavage. "Plus on descend dans le détail, plus "l'indétermination augmente" (Saint Thomas).

 

54.- Le moraliste doit s'inspirer des données de l'expérience et faire appel aux ressources combinées de la théologie, de la philosophie, ainsi que des sciences humaines, économiques et biologiques pour identifier correctement les exigences concrètes de la dignité humaine. Tout en restant, évidemment, très attaché à sauvegarder les données de base exprimées par les préceptes de la loi naturelle qui demeurent par delà les variations culturelles.

 

55.- Des dispositions de sagesse personnelle doivent caractériser la moralité quand il s'efforce de concrétiser les préceptes de la loi naturelle ainsi que le sujet sommé de porter un jugement der conscience hic et nunc.

 

56.- Nécessité des vertus morales chez le sujet, en particulier de la prudence. L'homme présent doit posséder non seulement la connaissance de l'universel mais plus encore (St Thomas) celle du particulier.

 

57.- Sans tomber toutefois dans la "morale de situation".

 

58.- Ni dans une souplesse qui ferait de la prudence une sorte de sens du compromis facile.

 

59.- Seule la conscience du sujet, le jugement de sa raison pratique, peut formuler la norme immédiate de l'action mais, en même temps, elle ne l'abandonne pas à sa seule subjectivité pour sa prise de décision.

 

III - LES FONDEMENTS THEORIQUES DE LA LOI NATURELLE

 

60.- Il appartient au philosophe et au théologien d'opérer un retour sur l'expérience décrite de la saisie spontanée des premiers principes de l'éthique, afin de la fonder en raison.

 

61.- Un premier niveau de cohérence dans la justification de la loi naturelle lui vient de l'expérience véhiculée par les sagesses traditionnelles.

 

62.- Un deuxième lui vient de la métaphysique: "Toute créature est verbe divin, parce qu'elle parle de Dieu" (saint Bonaventure).

 

63.- Les créatures purement matérielles réalisent spontanément la loi de leur être, tandis que les spirituelles le réalisent de façon personnelle vers l'union à Dieu.

 

64.- La notion de nature est complexe. Selon la pensée grecque, enracinée dans la "physique", c'est l'essence quand elle est envisagée comme le principe interne du mouvement qu'oriente le sujet vers son accomplissement.

 

65.- Les natures ne sont pas des unités ontologiques closes, purement juxtaposées les unes aux autres mais elles forment un réseau, un ordre, c'est-à-dire une série unifiée par référence à un principe.

 

66.- Avec le Christianisme, le "physis" des Anciens est repensé dans une vision plus large de la réalité. Car le mystère transcendant de Dieu est là, qui se reflète dans la personne humaine comme son image.

 

67.- Par son insistance sur la liberté comme condition de la réponse de l'homme à l'initiative de l'amour de Dieu, le christianisme a contribué de façon déterminante à donner toute sa place à la notion de personne. Dans la tradition théologique chrétienne, elle présente deux aspects complémentaires : d'une part la personne est une subsistance individuelle de nature rationnelle (Boéce, saint Thomas) ; d'autre part elle se manifeste à sa capacité à entrer en relation, dans l'ordre de l'inter objectivité et de la communion dans l'amour.

 

68.- Nature et personne sont deux notions qui se complètent. La nature pose en effet les conditions d'exercices de la liberté et indique une orientation pour le choix que doit exécuter la personne.

 

69.- La vision du monde à l'intérieur de laquelle la doctrine de la loi naturelle s'est développée implique la conviction d'une harmonie entre ces trois instances que sont Dieu, l'homme et la nature. Par le dynamisme que le Verbe créateur a inscrit au plus profond des êtres, il les oriente vers leur plein accomplissement.

 

70.- L'homme n'est pas "l'autre" de la nature. Au contraire, il entretien avec le cosmos un lieu de familiarité fondé sur une commune participation au logos divin.

 

71.- Dans les temps modernes les développements du volontarisme et de l'exaltation corrélative de la liberté ont creusé un fossé entre le sujet humain et la nature. Le sujet devrait refuser toute signification à ce qu'il n'a pas choisi lui-même. L'homme s'est de plus en plus compris comme un "animal dénaturé", un être anti-naturel qui s'affirme d'autant mieux qu'il s'oppose davantage à la nature.

 

72.- La nature n'est plus alors considérée comme une épiphanie du Logos, mais comme "l'autre" de l'esprit. Elle cesse d'être maîtresse de vie et de sagesse pour devenir le lieu où s'affirme la puissance prométhéenne de l'homme. C'est là priver la liberté humaine de toute norme objective pour sa conduite et finalement mener au nihilisme.

 

73.- Le bien est alors déconnecté de l'être et du vrai. L'éthique est séparée de la métaphysique.

 

74.- C'est la résurgence d'un dualisme anthropomorphique radical qui appel l'esprit et le corps, puisque le corps est en quelque sorte "la nature" en chacun de nous. Le corps, réalité jugée étrangère à la subjectivité, un objet manipulé par la technique devient un peu "avoir", en fonction des intérêts de la subjectivité individuelle.

 

75.- En outre l'affirmation d'une telle autonomie du sujet humain implique que Dieu soit expulsé de la subjectivité humaine. Touts référence à une nouveauté provenant de Dieu ou de la nature comme expression de sa sagesse est perçue comme une menace pour l'autonomie du sujet.

 

76.- La réconciliation entre Dieu, le cosmos et la personne humaine, ne peut advenir que dans une conception de l'unité analogique de l'être, grâce à l'idée de création comme participation.

 

77.- Il est essentiel de développer une conception non concurrentielle de l'articulation entre la causalité divine et l'activité libre du sujet humain.

 

78.- Il importe aussi de dépasser le regard réducteur que la culture technique dominante conduit à porter sur la nature.

 

79.- La doctrine de la loi naturelle doit tenir en même temps le rôle central de la raison dans la mise en place d'un projet de vie proprement humain et la consistance des dynamismes naturels pré-rationels. Par exemple, la haute valeur spirituelle que représente le don de soi dabs l'amour mutuel des époux est déjà inexistant dans la nature du corps sexué.

 

80.- Bien que tout péché soit en un sens contre nature, il en est qui le sont plus spécialement dans la mesure où ils contredisent plus directement le sens objectif des dynamismes naturels que la personne doit assumer dans l'unité de sa vie morale. Ainsi le suicide délibéré, certaines pratiques sexuelles...

 

81.- Le risque d'absolutiser la nature réduite à sa pure composition physique ou biologique menace aujourd'hui certaines tendances radicales du mouvement écologique. Avec par exemple, une mise sur le même plan de toutes les espèces vivantes qu point de ne plus reconnaître aucun rôle particulier à l'homme.

 

82.- Une écologie intégrale doit promouvoir ce qui est spécifiquement humain tout en valorisant le monde de la nature dans son intégrité physique et biologique. Elle appelle chaque être humain de chaque communauté à une nouvelle responsabilité.

 

IV - LA LOI NATURELLE ET LA CITE

 

83.- Nous entrons maintenant dans l'espace régi par le droit.

 

84.- la personne est un être social par nature. Elle se trouve au centre d'une toile formée de cercles concentriques: La famille, le milieu de vie et le travail, la communauté de voisinage, la nation et enfin l'humanité.

 

85.- La poursuite de son bien commun permet à la cité de mobiliser les énergies de tous ses membres, finalisant tout ce qui le favorise: économie, sécurité, justice sociale, éducation, accès à l'emploi, inclusivement l'ordre politique.

 

86.- La personne est antérieure à la cité et la société n'est humanisante que si elle répond aux attentes inscrites de la personne en tant qu'être social.

 

87.- Cet ordre naturel de la société au service de la personne est connoté, selon la doctrine sociale d de l'Eglise, de quatre valeurs qui dessinent les contours du bien commun, à savoir la liberté, la vérité, la justice et la solidarité (Jean XXIII "Pacem in terris").

 

88.- C'est l'entrée dans le droit positif, la catégorie juridique et politique de l'organisation de la loi.

 

89.- Ce n'est pas le droit qui décide de ce qui est juste. Le droit naturel reste l'horizon en fonction duquel le législateur humain doit se déterminer lorsqu'il édicte des normes dans sa mission de servir le bien commun.

 

90.- Le droit naturel n'est jamais une mesure fixée une fois pour toutes. Expression juridique de la loi naturelle dans l'ordre politique, il est la mesure des relations justes entre les membres de la communauté.

 

91.- Parce qu'elles dérivent du droit naturel et donc de la loi éternelle, les lois humaines positives obligent en conscience. Dans le cas contraire, elles n'obligent pas. "Si la loi n'est pas juste, elle n'est même pas une loi" (Saint Augustin).

92.- Le droit naturel est ce qui est naturellement juste avec toute formulation légale. Il s'exprime en particulier dans les droits subjectifs de la personne: droit au respect de sa propre vie, à l'intégrité de sa personne, à la liberté religieuse, à la liberté de pensée, le droit de fonder une famille et d'élever ses enfants selon ses convictions, droit de s'associer avec d'autres, de participer à la vie de la collectivité ...

 

93.- Longtemps, des formes de théocratie ont pu prévaloir dans des sociétés qui s'organisaient selon des principes et des valeurs tirés de leurs livres saints. Mais la Bible a désacralisé le pouvoir humain, même si des siècles d'osmose théocratique, y compris en milieu chrétien, ont obscurci cette distinction essentielle entre ordre politique et ordre religieux. Nous ne sommes plus par ailleurs dans l'Ancien Testament.

 

94.- La Bible pose la distinction entre l'ordre de la création et celui de la grâce auquel donne accès la foi du Christ., Le domaine du politique n'est pas celui de la cité céleste. Il relève de l'ordre imparfait et transitoire dans lequel vivent les hommes tout en marchant vers leur accomplissement dans l'au-delà de l'histoire. Avec mélange des justes et des injustes.

 

95.- L'état ne peut donc s'ériger en porteur du sens ultime. Il ne peut imposer ni une idéologie globale, ni une religion, ni une pensée unique. L'ordre politique n'a pas vocation à transposer sur terre le royaume de Dieu à venir. Il peut l'anticiper par ses avancées dans le domaine de la justice, de la solidarité et de la paix. Il ne saurait vouloir l'instaurer par la contrainte.

 

96.- La "légitime et saine laïcité de l'état" (Pie XII) consiste dans la distinction de l'ordre surnaturel et de l'ordre politique. La cité ne peut pas procurer les biens de la grâce ; mais elle doit procurer aux personnes qui la composent ce qui est nécessaire à la pleine réalisation de leur vie humaine ce qui inclut certaines valeurs spirituelles et religieuses, ainsi que la liberté pour les citoyens de se déterminer vis à vis de l'Absolu et des biens suprêmes.

 

97.- Les idéologies et régimes totalitaires ont démontré qu'un horizon politique sans transcendance n'est pas acceptable.

 

98.- En réaction on est contraint à une nouvelle pertinence du discours aristotelico-thomiste sur la loi naturelle.

 

99.- Ainsi s'évitera l'arbitraire, le mensonge organisé, la manipulation des esprits. La loi naturelle retient également l'état de se développer en un Etat providence qui prive d'initiatives et déresponsabilise.

 

100.- Les grands mythes politiques n'ont pu être démasqués qu'avec l'introduction de la règle de la rationalité et de la prise en compte de la transcendance du Dieu d'amour qui interdit d'adorer l'ordre politique instauré sur la terre

 

V - JESUS-CHRIST, ACCOMPLISSEMENT DE LA LOI NATURELLE

 

101.- La grâce ne détruit pas la nature, mais elle la guérit, la réconforte et la porte à son plein accomplissement. Celle-ci ne saurait être étrangère à l'ordre de la grâce.

 

102.- Le dessein de salut dont le Père éternel a l'initiative se réalise par le Fils qui donne aux hommes la loi nouvelle, celle de l'Esprit Saint qui d'une part vise à procurer aux hommes la participation à la vie trinitaire ; d'autre part et surtout leur donne la capacité de surmonter leur égoïsme pour mettre pleinement en œuvre les exigences de la loi naturelle.

 

103.- L'Ecriture enseigne aux croyants que le monde a été créé par et pour le logos, le Fils bien-aimé du Père, Sagesse incréée. L'homme, lequel porte son empreinte, a vocation d'être conforme et assimilé au Fils, "aîné d'une multitude de frères "(Rom. 8,29).

 

104.- De fait, les hommes sont atteints par le péché, si gravement qu'ils méconnaissent le sens profond du monde et l'interprètent en terme de plaisir, d'argent ou de pouvoirs. *

 

105.- Par son incarnation salvifique, le logos, assumant une nature humaine, a restauré l'image de Dieu et il a rendu l'homme à lui-même. En sa personne il donne à voir une vie humaine exemplaire, pleinement conforme à la loi naturelle.

 

106.- L'incarnation du Fils a été préparée par l'économie de la Loi ancienne, signe de l'amour de Dieu pour son peuple privilégié, Israël. Cette loi, à laquelle le judaïsme a identifié la sagesse préexistante, contenait des préceptes liturgiques et juridiques positifs mais aussi des prescriptions morales résumées dans le Décalogue, qui correspondaient aux implications essentielles de la loi

 

107.- Jésus-Christ n'est pas venu abolir mais accomplir la Loi (Mt. 5,17). Il l'a porté à sa perfection en assumant par amour les différents cultuels et judiciaires de la Loi mosaïque qui correspondait aux trois fonctions de prophète, de prêtre et de roi. Il était le "but" de cette Loi et aussi son "terme".

 

108.- Jésus a mis en valeur, de multiples manières, la primauté éthique de la charité, qui unit inséparablement l'amour de Dieu de l'amour du prochain. Elle est le "commandement nouveau" Un. 13,34) qui récapitule toute la Loi et en donne la clé d'interprétation (Mt. 22,40). Elle livre par là le sens profond de la règle d'or "Ne fais à personne ce que tu n'aimerais pas subir" (Tb. 4,15) devient avec le Christ le commandement d'aimer sans limite.

 

109.- C'est surtout dans sa sainte Passion que Jésus a accompli la loi d'amour. Là, comme Amour incarné, il révèle d'une manière pleinement humaine ce qu'implique l'amour: donner sa vie pour ceux qu'on aime Un. 15,13).

 

110.- Jésus-Christ n'est pas seulement un modèle éthique à imiter mais, par et dans son mystère pascal, il est le Sauveur qui donne aux hommes la possibilité réelle de mettre en œuvre la loi d'amour. L'Esprit Saint devient alors dans les croyants, le principe intérieur et la règle suprême de leur action. Ainsi s'accomplit la promesse: "Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau" (Ez. 36,26-27).

 

111.- La grâce de l'Esprit Saint constitue l'élément principal de la Loi nouvelle ou Loi de l'Evangile. La prédication de l'Eglise, la célébration des sacrements, les dispositions prises par l'Eglise pour favoriser chez ses membres le développement de la vie dans l'Esprit sont totalement référés à la croissance personnelle de chaque croyant dans la sainteté de l’amour

 

112.- On comprendra que les orientations de la loi naturelle ne sont pas des instances normatives extérieures par rapport à la Loi nouvelle. Elles en sont une partie constitutive, bien que seconde, et toute ordonnée à l'élément principal, qui est la grâce du Christ.

 

CONCLUSION

 

113.- L'Eglise catholique, consciente de la nécessité pour les hommes de rechercher en commun les règles d'un vivre ensemble dans la justice et dans la paix, souhaite partager avec les religions, les sagesses et les philosophies de notre temps, les ressources du concept de la loi naturelle ici appréhendée.

 

114.- Notre conviction de foi est que le Christ révèle la plénitude de l'humain en l'accomplissant en sa personne. Mais cette révélation, pour spécifique qu'elle soit, rejoint et confirme des éléments déjà présents dans la pensée rationnelle des sagesses de l'humanité. D'où la possibilité du décalogue.

 

115.- Pour pouvoir être reconnues par tous les hommes, dans toutes les cultures, les normes du comportement en société doivent avoir leur source dans la personne humaine elle-même, ses besoins, ses inclinations. La Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée en ce sens par les nations du monde entier après la seconde Guerre mondiale.

 

116.- Nous souhaitons ici inviter les experts et les porte-parole des grandes traditions religieuses, sapientielles et philosophiques de l'humanité à procéder à un travail analogue à partir de leurs propres sources.