L’ENNONCIATION EN LITURGIE

 

 

"Peuple de Dieu, marche joyeux... "

"Peuple qui s'avance... "

"Peuples qui marchez dans la longue nuit..."

"La paix, elle aura ton visage, La paix, elle aura tous les âges. La paix sera toi, sera moi, sera nous, Et la paix sera chacun de nous ... "

 

Le "peuple", "nous", "vous", "toi", "moi"... Telles sont les paroles qu'on retrouve dans des chants qui ont ou ont eu le vent en poupe dans bien des paroisses, surtout à l'occasion des rassemblements diocésains.

Lorsque des jeunes lycéens étudient le Français, ils sont amenés à réfléchir sur l' "énonciation": qui parle? A qui? Les responsables de la liturgie ne devraient-ils pas, comme ces jeunes, s'interroger sur les questions d'énonciation? Ils pourraient ainsi faire la constatation suivante: qui parle ? L'assemblée: peuple, peuple, peuple ... ce sera "toi", "moi", "chacun de nous". A qui parle l'assemblée ? A elle-même.

C'est symptomatique d'un inquiétant déplacement du sens de la célébration eucharistique. En veut-on une autre preuve? L'acclamation qui suit la consécration (en latin: Mortem tuam...) se transforme en "Christ est venu... ": on abandonne la 2ème personne de la formule latine pour la 3ème personne dans la formule française: "ta mort" devient "il est venu".

 

Ce problème d'énonciation correspond à une erreur de perspective dénoncée par le Cardinal Ratzinger: de plus en plus d'assemblées se disent elles-mêmes, se célèbrent elles-mêmes. Souvent avec une tristesse que dissimulent avec peine les airs pompiers de cantiques repris à pleine voix par des assemblées qu'on a souhaitées adultes mais qui, en réalité, sont devenues épouvantablement suivistes.

 

Dans "La célébration de la foi" (Ed. Téqui, Paris, 1985), le Cardinal Ratzinger - aujourd'hui Benoît XVI - rappelait clairement ce qu'enseigne l'Eglise: "La caractéristique première de la foi chrétienne est d'être une foi en Dieu. Et ce qui caractérise la conception chrétienne de Dieu, c'est que Dieu est quelqu'un qui parle lui-même et à qui l'homme peut parler. Sa caractéristique est de se révéler par un discours et un agir avec lesquels il se tourne vers l'homme. A son tour, la Révélation est faite pour appeler une réponse, autrement dit un discours et un agir de l' homme qui élargissent la Révélation en un dialogue entre le Créateur et la créature, et conduisant l'homme à l'union avec Dieu. C'est pourquoi la prière n'est pas à la frange du concept chrétien, elle le caractérise."

L'énonciation clairement définie par la Révélation ("Je suis qui je suis" - Ex. 3, 14 -) revient 869 fois dans la Bible et est parachevée par l'Incarnation: "le Logos en Dieu est le fondement ontologique de la prière (...) L'incarnation du Logos signifie que celui qui est discours en Dieu et discours adressé à Dieu, participe au discours humain." (Card. Ratzinger, op. cit).

 

La prière authentiquement chrétienne revêt donc deux aspects. Premier aspect: de Dieu à nous par son Verbe incarné. Second aspect: de nous à Dieu par son Fils qui nous a rendus capables d'altérité.

Corps mystique du Christ, maîtresse de prière et gardienne de la liturgie, l'Eglise exprime les paroles que le Christ adresse au Père, et non les paroles inventées par les membres d'une assemblée qui veulent s'affirmer. Pour que l'événement de jadis demeure présent, on doit dire les paroles: "Ceci est mon Corps... Ceci est mon Sang ... " Mais dans ces paroles, celui qui parle, c'est le "Moi" de Jésus-Christ: ici le prêtre agit - et donc parle - in persona Christi. Personne ne peut se permettre de prétendre que le "Moi" de Jésus-Christ est le sien. Personne ne peut dire ici "moi" et "mon" comme venant de lui-même ou venant de l'assemblée locale dans laquelle il se trouve…

Et pourtant, il faut que ces paroles soient dites si l'on veut que le Mystère de salut ne demeure pas un lointain passé. On ne peut donc dire ces paroles que si l'on est investi d'un pouvoir que personne ne saurait s'arroger: pleins pouvoirs que ni une communauté locale ni un groupe de fidèles ne peuvent transmettre, mais qui trouvent leur fondement dans la seule autorisation "sacramentelle" accordée à l'ensemble de l'Eglise par le Christ lui-même. (Cf. Cardo Ratzinger, La célébration de la Foi).

 

De ce Mystère essentiel, capital, fondamental, s'éloignent aujourd'hui de nombreuses assemblées paroissiales (et même conventuelles!) qui, généralement sans en avoir réellement conscience, se célèbrent elles-mêmes au cours de leurs liturgies. Dans de telles assemblées, l'importance est souvent mis sur les formules d'accueil et d'adieu: les formules conviviales et distrayantes deviennent la mesure d'une célébration que l'on veut "réussie" et qui ne repose alors plus que sur les inventions liturgiques des célébrants et des animateurs.

Dans un tel contexte erroné, le chant est devenu un élément capital dans la mesure où il permet de fausser la célébration par l'introduction, dans la liturgie, de textes hétérodoxes. Ainsi, le Kyrie devient-il "Changez VOS coeurs", l'Agnus Dei devient "La paix sera TOI, sera MOI, sera NOUS ... " Et à longueur de messes dominicales on chantera le PEUPLE qui marche, le PEUPLE qui témoigne, le PEUPLE qui cherche, le PEUPLE qui avance, le PEUPLE qui se réjouit... Toujours et toujours le "je", le "moi", le "nous", le "peuple" (au cours de certaines messes, on présente même, comme au cours d'une réception mondaine, le célébrant ou le prédicateur - c'est le cas aux messes télévisées - ce qui est le comble du nombrilisme anti-liturgique1 ): on en arrive à ne plus favoriser que la "contemplation" sociologique que l'"assemblée-peuple" a d'elle-même ou que l'assemblée a du célébrant qui lui fait face à l'autel. Et l'on prive ainsi les fidèles de la participation authentique et fructueuse au Mystère énoncé par Dieu lui-même.

 

La question que l'on doit se poser quand on participe à une messe est : "qui parle à qui" ? Pour l'Eglise, la réponse est évidente et claire: en liturgie, il s'agit du dialogue entre le Fils et le Père et, par voie de conséquence, entre l'Eglise et le Christ.

Le fidèle ne priera vraiment que si sa prière ne s'adresse pas à lui-même (comme c'est malheureusement souvent le cas également au cours des intentions des prières universelles) fut-il caché derrière le "groupe rassemblé", mais si elle lui donne de pouvoir s'adresser à un Autre: la liturgie doit faire en sorte que le fidèle puisse épouser la voix de l'Eglise et non la -voix de-la communauté locale. C'est là ce qui exprime sa véritable appartenance, sa véritable identité. La prière n'est vraiment liturgique que si l'on peut avoir la certitude qu'en elle c'est l'Esprit lui-même qui intercède pour nous, par des soupirs ineffables (Cf. Rom. 8, 26).

Là sont le vrai "Toi" et le vrai "Moi" de la prière liturgique. Ecoutons ce que dit à ce sujet le grand spirituel cistercien du XIlème siècle que fut Guillaume de Saint-Thierryn : "[Père], tu t'aimes en nous, en envoyant dans nos coeurs. l'Esprit de ton Fils, l'Esprit qui, par la douceur et l'ardeur de la bonne volonté que tu nous inspires, pousse ce cri : "Abba ! Père !". Ainsi, tu nous donnes de t'aimer; bien mieux: tu t'aimes toi-même en nous. ( ... ) Il se fait alors une telle union, une telle adhésion, une telle possession de TA douceur, que ton Fils, notre Seigneur, la désigne lui-même sous le nom d'unité quand il dit : "Que tous soient un en nous !" Et cette unité a une telle dignité, une telle gloire, qu'il poursuit: "Comme toi et moi nous sommes un." O bonheur ! O richesse ! O fierté !" (De la contemplation, 14, 91-95).

 

La liturgie doit apprendre au fidèle à délaisser sa gloriole pour lui permettre d'avancer sur la voie de la glorification. "La glorification est la raison principale qui exige que la liturgie chrétienne soit une liturgie cosmique, qui orchestre en quelque sorte le mystère du Christ à l'aide des voix de la création", écrit le Cardinal Ratzinger (op. cit. sup.).

C'est encore au Cardinal Ratzinger qu'il faut emprunter les propos permettant de comprendre la différence fondamentale entre une "communauté" au sens ecclésial et liturgique du terme, et une "assemblée" d'ordre uniquement sociologique : "Conformément aux dimensions de l’"être homme", la notion de "participation", tout comme celle d'"être actif", doit être éclairée dans ses divers aspects : individuel et communautaire, extériorisé et intériorisé. Pour qu'il y ait communauté, une expression commune est indispensable; mais pour que l’expression ne reste pas extérieure, une intériorisation commune, un cheminement vers le dedans (et vers le haut) est nécessaire. Là où l'homme entre en scène uniquement pour s'exprimer, n'agissant que comme un "rôle" parmi d'autres, il ne peut naître qu'une communauté simulée qui se défera une fois le jeu et les rôles terminés. Le sentiment d'isolement, de solitude essentielle de l'homme et d'incommunicabilité des "moi" séparés décrit par J.P. Sartre, S. de Beauvoir et A. Camus parlant pour toute une génération - sentiment qui est pour une large part à la base de la révolte contre l’"être homme" à laquelle nous assistons - ce sentiment provient de l'expérience selon laquelle la voie qui conduit au dedans de soi-même à des "moi" refermés sur eux-mêmes, et que celle qui conduit hors de sois ne fait que cacher l'impossibilité insondable d'atteindre l'autre. Or la liturgie chrétienne pourrait et devrait répondre justement à cela. Elle ne le fait pas quand elle s'épuise en activités extérieures; mais elle a la possibilité singulière de briser les barrières des "moi" individuels, grâce à l'intériorisation de la parole liturgique et de la réalité liturgique - la présence du Seigneur - et les fait communier de l'intérieur à Celui qui s'est communiqué à nous en se livrant sur la croix. Là où cette intériorisation commune se fait sous la conduite des prières communes de l'Eglise, avec tout ce qu'elles contiennent d'expérience du Corps du Christ, une expression commune devient possible et vraie. Les hommes ne s'unissent plus alors seulement en jouant des rôles, mais ils entrent en contact les uns avec les autres dans leur être même et ce n'est qu'ainsi que peut naître une communauté. (...) La prière communautaire de la liturgie doit (...) tendre à ce que l'on prie vraiment, c'est-à-dire à ce que l'on ne parle pas seulement les uns aux autres et les uns avec les autres, mais bien à Dieu. C'est alors que nous parlerons le mieux et le plus profondément ensemble." (Op. cit. sup.)

 

Libère-nous, Seigneur, des autocélébrations et des cantiques par lesquels nous ne parvenons qu'à nous dire nous-mêmes ; donne-nous des communautés humbles et priantes.. quia TUUM est regnum, et potestas, et gloria in saecula.

 

d'après Alain MONNIER